29 avril-15 mai
1918
L'ennemi a
déclenché ses puissantes offensives de 1918.
La force de son
élan a été telle que tout le pays a tressailli d'angoisse.
Le 81e régiment l'infanterie
est appelé, à son tour, à se jeter dans l'immense mêlée et à refouler
l'envahisseur.
Après une longue série d'étapes particulièrement dures, de l'Alsace jusqu'à la Belgique, sans prendre le moindre repos, du 26 mars au 27 avril, le régiment est arrivé dans les Flandres où il va fournir un des plus rudes efforts de sa campagne.
L'ennemi veut déboucher dans la plaine d'Ypres. Il a pris le Kemmel et pousse de vigoureuses attaques contre les monts de Flandres, qui forment une dernière défense naturelle.
Le 29 avril la bataille fait rage. On croit que l'ennemi a réussi à progresser sur les pentes sud-est du mont Rouge et du mont Vidaigne.
La situation est grave. La barrière que constituent les monts Rouge et Vidaigne une fois brisée, le mont Scherpenberg est bloqué et l'ennemi domine la plaine de Poperinghe, dont la défense devient un angoissant problème.
La 51e division d'infanterie (23e, 42e, 81e RI) est chargée de contre-attaquer pour refouler l'ennemi jusqu'au bas de ces pentes.
Le 81e régiment d'infanterie a pour objectif le mont Rouge, et ensuite Locre, l'hospice de Locre.
A
13h30, le 29 avril, le 81e débouche du
village l'Abeele, déployé en profondeur, suivi de son train de combat, et gagne
le front à travers champs.
Les renseignements qu'il possède sont vagues. On croit
que le col Scherpenberg - mont Rouge est à nous.
Mais, vers 16 heures, la mission change. L'ennemi, en
effet, a été contenu toute la journée. Nous occupons la lisière nord et les
abords nord de Locre, Hyde-Park-Corner (carrefour des routes au col, entre le
mont Rouge et le Scherpenberg) et la tête du ravin d'Hellebecque.
Cette position est une position de fin de combat.
Elle est critique. L'ennemi garde une pente dangereuse,
l'avancée de Locre et du ravin d'Hellebecque, débordant le mont Rouge. La 31e
division d'infanterie reçoit l'ordre de relever la 154e, et de profiter de
cette relève pour pousser le front de manière à réduire les saillants ennemis
et à dégager la ligne des monts.
Le 81e régiment d'infanterie
doit relever le 414e. Ses principaux objectifs
sont Locre et l'hospice de Locre.
La relève doit être terminée à 23 heures, et l'attaque se
déclencher à 2 heures du matin.
Mais de graves difficultés se présentent. L'aviation
ennemie a vu les déploiements de troupes, l'artillerie cause des pertes au 3e
bataillon.
De plus, la 15e division d'infanterie, qui est en
secteur, a beaucoup souffert de la violente attaque allemande : les guides qui
sont envoyés pour mener les bataillons à la nuit tombante ont été fortement impressionnés
par l'âpre bataille.
Ils ne savent pas exactement la position des lignes. Ils
ne possèdent qu'une faible expérience du secteur. Ils égarent nos bataillons à
travers les ravins et les pentes qui flanquent la route Westoutre-Locre.
Malgré
la fatigue énorme de cette relève hasardeuse, le commandant Bonnefont (1e
bataillon) réunit ses commandants de compagnes, leur assigne leurs objectifs.
Dans un chemin creux, à l'abri d'un maigre talus, à la lueur voilée d'une lampe
électrique, les officiers s'orientent, reconnaissent la direction du village de
Locre, de l'hospice.
Le bataillon s'élance à l'assaut à l'heure précise. Nos
hommes témoignent d'un cran et d'une discipline plus forts que la lassitude
prodigieuse de cette relève. Locre est balayé, les Allemands décontenancés
fuient de toutes parts.
Locre dégagé, sans une minute d'arrêt, le bataillon fonce
vers l'hospice, à 400 mètres de Locre.
La 2 compagnie, commandée par le capitaine Chombart de
Lauwe, entre hardiment dans le véritable village qu'est l'hospice de Locre.
Un grand bâtiment, l'hospice même, à plusieurs étages,
exposant à l'ouest sa porte principale flanquée de deux ailes, avec une large
cour, un couvent, des jardins; puis, tout autour de cet hospice, un pâté d'une
dizaine de maisons.
La 2 compagnie cerne de toutes parts l'hospice, surgit
dans la cour. Elle y trouve un grand nombre d'ennemis, profite de la panique
qu'a causée son irruption audacieuse, cueille 95 prisonniers dont 3 officiers
et un matériel de guerre important.
Chez le boche, c'est une véritable débandade affolée, une
fuite éperdue. Les prisonniers appartiennent à une division prussienne et à une
division bavaroise. Notre assaut s'est effectué en pleine relève de
l'adversaire, le 7e prussien remplaçant le 5e bavarois.
Nos hommes soufflent à peine.
Le capitaine Chombart de Lauwe se rend compte que, seul,
le 1e bataillon a progressé.
A droite, le régiment n'a pu réaliser aucune avance
séreuse, bloqué par un barrage très dense.
A gauche, le 3e bataillon (commandant Rinckenbach), qui a
été perdu par ses guides et n'est pas encore en place, n'a pu appuyer l'effort
du 1e bataillon. L'ennemi, après le premier désarroi, reprend son sang-froid.
De grosses réserves se massent. La 2e compagne a eu peu
de pertes : 2 tués, 3 ou 4 blessés; mais elle est à bout de souffle, et,
surtout, isolée. L'ennemi contre-attaque vers 18 heures.
Pour éviter l'encerclement fatal, sous les mitrailleuses
adverses, la 2e compagne se replie, abandonnant l'hospice, à 100 mètres au nord
sur une position solide, à la crête d'un gros talus. Elle a fourni un
magnifique effort. C'est la section du lieutenant André, qui, la première, a
pénétré dans l'hospice avec une fougue sans rivale.
L'attaque est reprise le 30 avril, à 20 heures.
Le 3e bataillon doit gagner les lisières sud et sud est
du petit bois à l'est de Locre, chercher la liaison avec la 39 division
d'infanterie, vers Bruloose-Cabaret, tandis que le 1e
bataillon occupera l'hospice.
Cette attaque s'engage sous un tir de barrage d'une
extrême violence. Nos pertes sont très séreuses. Cependant le 3e bataillon
d'infanterie réussit à progresser d'environ 500 mètres; il s'établit au delà de
la ferme Krabenhof et sur la route de Locre à Brulooze, aux maisons situées à
600 mètres est de Locre.
Le terrain est marécageux, heurté de raidillons sur
lesquels s'acharnent les mitrailleuses ennemies. Les attaques voisines n'ont pu
aboutir.
Le 1e bataillon n'a pu reconquérir l'hospice. Il s'est
porté à 50 mètres des premières maisons en essuyant de lourdes pertes. Ni la
division de gauche, ni le régiment de droite, le 96e, n'ont pu déboucher de
leurs emplacements de départ.
Le 1e mai, les efforts pour la rectification de la
ligne sont repris.
A 9 heures du matin, la 6e compagnie du 2e bataillon,
commandée par le lieutenant Mognetti, progresse par bonds en formation déployée
sur la route Brulooze Locre, de 200 à 300 mètres, mais subit de vives rafales
de mitrailleuses qui l'obligent à s'arrêter.
Le 1e bataillon attaque sans succès l'hospice, le 3e
s'organise sur ses positions.
Dans la nuit du 1e au 2 mai, le 2e bataillon
(commandant Pusey), relève le 3e.
Il consolide ses positions, réunit ses éléments qui
n'avaient pas le contact à travers le ravin d'Héllebecque, et ferme une poche
qui s'était produite dans nos lignes.
Cependant l'hospice de Locre est toujours aux mains de
l'ennemi.
Il constitue évidemment un point d'appui menaçant, si
l'on considère notre situation au mont Rouge et au Scherpenberg.
Le mont Rouge ne possède qu'un couloir d'accès : la route
Locre-Westoutre gardée par deux centres de résistance, le village de Locre,
l'hospice de Locre. Le village est à nous, l'hospice est situé sur croupe, et
permet le rassemblement de réserves qui pourraient attaquer par Krabenhof et
Couronne-Cabaret.
Mais nous tenons les abords mêmes de l'hospice, et notre
ligne, dépassant Krabenhof, tient la route Locre-Brulooze.
Le col entre le Scherpenberg et le mont Rouge a pour
couloir d'accès le ravin d'Hellebecque dont nous assurons la protection.
D'autre part, en s'infiltrant par Couronne Cabaret
jusqu'à Hyde-Park Corner, l'ennemi serait maître du col dont l'importance est
capitale.
Le dégagement des monts tient donc en l'assise solide
d'une ligne barrant les couloirs d'accès et les nids de concentration. Notre
ligne réalise ces conditions, à part l'occupation de l'hospice qui va faire
l'objet de nouvelles attaques.
Dans la nuit du 2 au 3 mai, la 1e
compagnie, commandée par le capitaine Capon, est chargée d'occuper l'hospice.
Son attaque est précédée d'un bombardement par obusiers
Stokes et accompagnée d'engagements d'artillerie de campagne. Mais l'hospice et
ses dépendances exigent des destructions autrement considérables.
La 1e compagnie se porte à l'assaut à 2 heures du matin,
sous un barrage de mitrailleuses extrêmement serré. Elle fait preuve d'une
ardeur surhumaine, réussit malgré ses lourdes, pertes à pénétrer dans
l'hospice, et s'y maintient héroïquement pendant près de deux heures.
De partout, du premier étage de l'hospice, des jardins,
des maisons d'alentour, convergent des feux violents de mitrailleuses.
Le brave capitaine Capon est fait prisonnier,
mortellement blessé.
Après avoir combattu jusqu'à la limite des forces, la 1e
compagnie, dont le lieutenant Hugo a pris le commandement, doit se replier à
son tour.
Dans
la nuit du 3 au 4 mai, le 3e bataillon du 81e
relève le 1e.
Il assure la liaison avec le régiment de droite, le 122e, et occupe les maisons situées à 500 mètres au
sud de Locre, sur la route Locre Dranoutre.
Il réussit sa mission avec brio, capturant plusieurs
prisonniers, dont un officier, une mitrailleuse, causant à l'ennemi des pertes
sensibles.
Dans la nuit suivante, le 3e bataillon essaye d'occuper
l'hospice. Malgré l'aide d'un tir d'artillerie lourde, la défense par
mitrailleuses de l'hospice oblige nos hommes à se replier sans pouvoir
atteindre l'objectif.
Les jours suivants, le 81e
régiment d'infanterie, sans se lasser, exécute de nombreuses patrouilles
et reconnaissances offensives. L'hospice est l'objet de nouvelles attaques.
Mais, malgré leur ténacité inaccessible au découragement,
nos hommes se heurtent chaque fois à une défense ennemie aussi opiniâtre et
effective.
Le 15 mai, le 81e
est relevé par le 42e régiment d'infanterie.
Pendant cette occupation du secteur de Locre, le 81e a travaillé à l'établissement des lignes.
Des sapes ont été aménagées pour abriter les hommes, les
postes de secours et de commandement. Des boyaux de communication ont été
construits dans des conditions de travail particulièrement pénibles. On a
procédé à l'aménagement des observatoires et de différents postes optiques. Le
régiment a éprouvé de grosses pertes.
Plus de 17 officiers tués ou blessés. Parmi les officiers
morts au champ d'honneur, citons le capitaine adjudant major Auger ; le
lieutenant Gabriel Verry, commandant la 3e compagnie; le capitaine Capon (mort
en captivité); les sous lieutenants Provot, de Lansade, de la 3e compagnie;
Roncoules, de la 9e; Lasnier, de la 11e et plus de 700 hommes hors
de combat.
Le régiment a eu à lutter non seulement contre un
adversaire puissamment outillé, mais avec l'extrême fatigue imposée par
dix-sept jours de lignes consécutifs, sous des bombardements formidables,
extrêmement précis et serrés, sans aucune protection effective, réunissant ses
trous d'obus en guise de tranchées, obligé, par la pluie battante, de quitter
ses trous et de rester debout, offert en cible, dans la boue épaisse.
Et quelles épreuves, quelles souffrances physiques, quels
obstacles matériels!
Le ravitaillement arrive froid quand il a pu défier les
obus qui s'acharnent sur toutes les voies d'accès possibles. Il faut toute la
journée rester terré, accroupi dans son trou que camouflent des planches et des
herbes, et le soir attaquer.
L'arrière
ne peut communiquer de jour avec l'avant. Les agents de liaison, officiers ou
soldats, seuls se risquent et bien souvent tombent avant d'avoir pu accomplir
leur mission. Les obus toxiques s'accumulent dans les ravins, croulent sur les tranchées
de réserve, intoxiquent nos hommes, par groupes denses.
L'artillerie lourde de campagne harcèle brutalement par
doses massives les moindres pentes, toutes les pistes, les talus, les postes de
commandement comme les postes de secours.
C'est l'éternel tonnerre, le bruit sourd des marmites, le
sifflement des obus à gaz, la terre incessamment broyée, les sapes secouées,
éventrées, et les nerfs soumis à une tension douloureuse.
Mais le 81e régiment
d'infanterie s'est montré à la hauteur de ces épreuves morales et
matérielles.
Les hommes étaient fatigués, mais sans tristesse,
affaiblis, mais non découragés. Leur humeur impavide, leur excellent moral,
leur abnégation sublime, leur ont permis d'affronter victorieusement ces
journées de lutte ardente, de réaliser une progression de plus d'un kilomètre,
capturant plus de 150 prisonniers,18 mitrailleuses allemandes, 9 mitrailleuses
françaises tombées aux mains de l'ennemi, un matériel de guerre considérable,
et dégageant solidement par leur intrépide élan la suprême défense de la
plaine, les monts de Flandres.
Voici la citation qui récompensa le 81e régiment d'infanterie de sa noble conduite aux
monts de Flandres :
« Régiment ayant déjà fait ses preuves au feu, deux
fois cité pendant la bataille de
Verdun. Au cours des opérations de Flandres a, de nouveau, sous la
conduite de son chef, le colonel Rondenay, fait montre de particulières
qualités d'énergie et d'endurance.
Entré dans la bataille le 29 avril 1918, en pleine
nuit et en terrain inconnu, a reconquis de haute lutte le village de Locre,
avançant nos lignes en certains endroits de plus d'un kilomètre. N'a laissé
ensuite, et pendant dix-huit jours sans interruption, aucun répit à l'ennemi,
exerçant sur lui une pression active et continue, multipliant attaques et
reconnaissances, et empêchant ainsi l'adversaire de renouveler son attaque.
A fait 150 prisonniers, dont 5 officiers, pris 18
mitrailleuses et délivré une vingtaine de prisonniers français ».
Texte tiré de « La grande guerre vécue,
racontée, illustrée par les Combattants, en 2 tomes Aristide Quillet, 1922 »
Michelin , guide des champs de bataille ;
Ypres , 1920