DOUAUMONT

24, 25, 26 février 1916

 

C'est le 25 février que les Allemands s'emparent du fort de Douaumont. C'est le 26 février que leur avance, jusque-là foudroyante, irrésistible, se brise contre le village de Douaumont. Sur ces deux événements, d'une portée incalculable, la lumière n'a jamais été faite encore. On n'a jamais dit que la prise du fort fut due, non à une action de guerre, mais a une traîtrise.

 

Henri CARRE (95e RI)

 

Quand à l'arrêt des Allemands, on en fait honneur au 2e Corps d'Armée, et cela est exact. Mais il faudrait ajouter : au 2e Corps auquel avait été détachée la 31e brigade (95e et 85e régiments d'infanterie)

C'est, en effet, à ces deux régiments du 8e Corps, et spécialement au 95e, que revient l'honneur de la victoire.

Le soir du 24 février, le 95e régiment d'infanterie arrive à la cote 347. Il vient de faire 56 kilomètres en trente-six heures.

Les Allemands ont pénétré dans le bois des Fosses.

La 72e et la 51e divisions d'infanterie ont été écrasées. Les reconnaissances envoyées en avant de Douaumont par le 95e régiment d'infanterie ne rencontrent ni les ouvrages qui avaient été signalés par l'état-major, ni les troupes que le régiment devait relever. Il n'y a plus de troupes entre le 95e et l'ennemi : elles sont toutes en fuite ou prisonnières.

Le colonel de Bélenet, qui commande le 95e régiment d'infanterie, signale à la brigade, établie à Fleury, la situation dangereuse du régiment, planté en rase campagne, sans ouvrages protecteurs, à la merci des attaques que ne manquera pas de déclencher l'aurore.

Il reçoit du général Balfourier, qui commande le 20e Corps, l'ordre de se porter au village de Douaumont.

Il établit son 3e bataillon dans les éléments de tranchée qui existent en avant du village, son 1e bataillon au nord du village, aux cotes 378 et 347, son 2e bataillon en réserve entre Fleury et Thiaumont.

L'autre régiment de la brigade, le 85e, occupe à gauche le secteur qui va de l'est de Louvemont à la cote 378. Il a lui-même la 51e division à sa gauche.

A droite du 95e se trouve la brigade Chéré (2e et 4e bataillons de chasseurs, et le 418e régiment d'infanterie)

 

L’attaque …

 raconté par Henri CARRE (lieutenant 4e section,12e compagnie,95e régiment d'infanterie)

 

Le 25 février, dès le petit jour, le bombardement commence.

Bombardement furieux, bombardement exaspéré.

Tous les canons boches de tous les secteurs environnants concentrent leur tir sur le malheureux village et sur ses alentours. C'est l'averse, sans nulle métaphore, la monstrueuse averse aux gouttes d'obus. Les tranchées s'effondrent, les maisons s'abattent comme des châteaux de cartes, les cadavres s'entassent. Le sol bout aux éclatements comme l'eau d'une chaudière. Le ciel lui-même semble se disloquer.

De notre côté, nos canons se taisent. Nous n'avons pas de canons. Contre la formidable artillerie boche, nos poitrines nues.

Un obus a démoli la fontaine du village. La soif racle les gorges et tanne les langues. Pour toute nourriture, les biscuits des sacs. Aucune communication avec l'arrière, car tous les fils téléphoniques sont coupés, car tous les agents de liaison sont tués après quelques pas.

Les soldats du 95e régiment d'infanterie ont l'impression d'être seuls, abandonnés du reste de l'Armée, holocaustes choisis pour le salut de Verdun.

Telle est leur colère contre ce bombardement qui s'entête qu'ils forment des vaux pour que les Boches se décident à les attaquer.

Et quand des avions ennemis survolent leurs lignes, ils « font les morts », ils s'étendent de ci, de là, sur les morts véritables, et ils demeurent immobiles, les bras étendus, la bouche ouverte, afin de convaincre les aviateurs que tous les défenseurs du village sont tués et qu'on peut venir sans crainte...

Vers le milieu de l'après-midi, le bombardement cesse et l'attaque se produit.

Des masses, jaillies du bois d'Haudremont, submergent le malheureux 1e bataillon  mais se brisent contre nos mitrailleuses et nos feux de salve, à nous. Les boches s'aplatissent, se terrent.

Et le bombardement reprend.

Il est de courte durée, cette fois. La fumée qui couvrait le fort se dissipe et, de sentir cette force si près, cela rassure nos hommes.

Ils sont tous à leurs postes, attentifs à l'assaut que ce calme présage.

Soudain, un cri : « Les voilà ! »

Un peu à gauche du fort, des silhouettes sont apparues qui semblent sortir de terre, car un talus les avait jusqu'ici protégées contre nos regards. Nous allons tirer...

Ici quelques précisions pour donner aux témoignages qui vont suivre toute leur valeur.

J'ai dit que le 3e bataillon occupait les tranchées autour du village. Ces tranchées formaient un angle droit. Sur la plus grande branche, parallèle à la rue et face à la cote 347, les 9e, 10e et 11e compagnies.

Sur la plus petite, face au fort, la 12e compagnie ou, plus exactement, un peloton de la 12e compagnie : la 4e section que je commande en qualité de lieutenant, la 3e section sous les ordres de l'adjudant Durassié. Avec nous, la section de mitrailleuses du 3e bataillon, sous les ordres du capitaine Delarue.

 

Delarue et Durassié sont toujours vivants. Et vivants également une quinzaine d'hommes qui étaient avec nous ce jour-là.

Nous allons tirer, dis-je, mais nous remarquons que les hommes qui viennent d'émerger du talus se dirigent vers le fort d'une allure tranquille et portent l'arme à la bretelle. Ce ne sont donc pas des boches : Les défenseurs du fort ne les laisseraient pas approcher.

La transparence de l'air n'est pas assez forte pour nous permettre de distinguer les uniformes, même à la jumelle. Souvent, déjà, nous avons eu l'occasion de maudire la diversité de nos costumes : bleu-horizon, bleu foncé, kaki ; avec toute la gamme de ces couleurs, selon qu'elles sont fraîches ou vieilles, propres ou boueuses. Les tenues d'attaque varient, elles aussi, au gré des chefs.

De la, parfois, de sanglantes méprises.

D'autres groupes surviennent à la suite du premier. Nous nous accordons à voir en eux des soldats français dont les unités ont été disloquées par l'attaque boche, et qui cherchent un refuge dans le fort.

 

Un détail cependant nous étonne dans leur accoutrement : la coiffure. C'est une coiffure haute comme un képi de mobile... Nous n'avons jamais rien remarqué de semblable, ni chez les boches, ni chez nous.

On dirait des chéchias de zouaves, dit quelqu'un près de moi.

Mais voici que derrière nous des voix s'élèvent qui nous ordonnent de tirer. Le commandant Compeyrot, qui commande le bataillon, et le capitaine Ferrère, adjoint au colonel de Bélenet, ont été prévenus de l'incident, et ce sont eux qui, après avoir examiné les nouveaux venus avec leurs jumelles (sans doute sont-elles meilleures que les nôtres), nous crient :

Tirez! Mais tirez donc! Ce sont des boches !

Pas très convaincus, nous commençons le feu. Plusieurs de nos cibles vivantes tombent à terre. Mais ceux qui sont demeurés debout se retournent sur nous, nous font des signes qui veulent dire

« Ne tirez pas, voyons !  A quoi pensez-vous? » Et en haut même du fort, des hommes sont montés qui, eux aussi, gesticulent dans notre direction, agitent des fanions, en proie, semble-t-il, à une exaspération violente.

 

L'angoisse nous serre le cœur.

Nous décidons enfin d'arrêter le feu, et nous nous consultons, Delarue, Durassié et moi.

Que faire ? Si ce sont des boches, nous les tenons à notre merci. Pour entrer dans le fort, ils sont obligés de gravir la pente, en plein champ de tir.

Mais si ce sont des Français? ...

Soudain, sans se soucier des balles tirées de ci, de là, par des isolés que notre contre-ordre n'a pu joindre, l'adjudant Durassié bondit hors de la tranchée et s'avance vers le fort à larges enjambées. A mi-chemin du fort, il s'arrête, regarde à la jumelle. A 200 mètres de la, un groupe de plusieurs hommes.

Durassié voit nettement les chéchias dont ils sont couverts. Il revient, atterré :

- Nous avons tiré sur des zouaves.

Une immense détresse nous envahit.

 

Mais un nouvel ordre du commandant Compeyrot, aussi formel que le premier, prescrit de recommencer le feu

Ce sont des Boches ! leurs chéchias? une ruse !

Le feu reprend, mais sans conviction. Je remarque que plusieurs de mes hommes s'abstiennent de tirer. Au fond de moi, je les approuve... Et bientôt leurs camarades les imitent. Le feu se ralentit, s'éteint...

 

Est-ce que ça peut être des boches ? me dit un de mes caporaux... Est-ce que les boches entreraient dans le fort l'arme à la bretelle?

Justement, voici un nouveau groupe de cinq à six hommes, l'arme à la bretelle, comme les précédents, et même allure tranquille. Ils sont a 300 mètres à peine. Nous les hélons en réunissant nos voix. Mais s'ils ne se retournent pas, ce qui peut sembler étrange, du moins ne paraissent-ils pas effrayés par notre présence...

Pour la seconde vois Durassié bondit par-dessus le parapet. Dans sa hâte héroïque de déchiffrer l'énigme, il court de toutes ses forces. Tout en courant, il jette des appels. Les hommes ne se retournent pas. Essoufflé, il cesse de courir, mais il marche de toute sa vitesse.

 

Le voici à 100 mètres du groupe. Le jour a baissé, mais à cette courte distance, il voit nettement les chéchias qui coiffent les hommes, de hautes chéchias du plus beau rouge.

Durassié continue ses appels. Il n'obtient toujours pas de réponse, mais il n'éprouve aucune inquiétude : ces chéchias...

Le voici près des réseaux du fort, à 50 mètres du dernier homme du groupe.

Celui-ci se retourne enfin, décroche son fusil et crie à Durassié :

« Pose fusil ! » avec un accent: « Posse fusils » qui n'a rien de bien français.

Interloqué, Durassié s'arrête. L'homme renouvelle son ordre. Durassié pose son fusil à terre, mais il met la main dans la poche où se trouve son revolver.

L'homme arme son fusil et crie: « Afance ici! »

Durassié se dit: « C'est peut-être un zouave originaire de l'Alsace ! » et il avance. Voici les deux hommes à 30 mètres l'un de l'autre. Durassié s'arrête et examine à loisir l'inconnu : taille moyenne, large carrure, petite moustache brune, tout l'aspect d'un homme de chez nous. Mais cet accent? mais ce fusil braqué qui n'a rien d'un lebel ?...

Durassié sait enfin à quoi s'en tenir. II va décharger son revolver sur le Boche, mais les autres boches du groupe se sont arrêtés eux aussi; la lutte est trop inégale et il s'agit dé prévenir sans retard les camarades qui sont restés là-bas.

Alors, il se laisse tomber à terre et il agite désespérément les bras au-dessus de sa tête.

Ce geste veut dire : « Ce sont des boches ! allez ! tirez ! et ne vous occupez pas de moi ! »

 

Une fusillade enragée commence. Les boches s'abattent.

Bientôt la nuit tombe et nous ne verrons plus de zouaves ce jour-là.

Nous sommes persuadés que notre malheureux camarade est tombé sous nos balles.

Mais il revient à la nuit noire, en rampant. Il n'a que les égratignures des réseaux.

Et c'est en vain que nous nous creusons la tête. Comment les Boches ont-ils pu entrer dans le fort l'arme à la bretelle : il était donc abandonné et ils le savaient !

 

Le lendemain matin, vers 9 heures, un nouveau « zouave » fut découvert en avant des glacis du fort par les sergents Fortier et Larpent, et vu en pleine lumière par nous tous. Il marchait à quatre pattes entre deux réseaux qui allaient rejoindre le réseau du fort. Celui-là du moins n'échappa pas à nos balles.

Donc, il n'y a pas eu lutte pour la prisé du fort.

Celui-ci était abandonné. Pourquoi ? Sur quels ordres?...

 

La victoire dés boches fut une victoire sans combat, une victoire due à une ruse qu'interdisent les lois de la guerre, une ruse qui est une traîtrise.

« La plus grande victoire qu'ai jamais trouvée une Armée, disait le lendemain le communiqué boche.

Le Fort le plus formidablement défendu de l'enceinte de Verdun, emporté de haute lutte par nos vaillants Brandebourgeois...

Enhardis par la prise du fort, certains de leur victoire, les boches jettent contre le village et ses abords, pendant toute la journée du 26, trois Corps d'Armée, en vagues d'assaut successives. Nos mitrailleuses et nos baïonnettes brisent ces vagues lés unes après les autres. La routé Douaumont-Bras, les avancées du bois de Chaumont,

Toute la plaine vallonnée de Douaumont est couverte par des amoncellements de cadavres.

 

 

Le 95e régiment d'infanterie devait être relevé au matin du 26 par le 110e, mais le colonel de Bélenet, « le géant d'Apremont », décida de retarder la relève

 

Jusqu’à la nuit, afin de ne pas compromettre la défense. Quand le régiment partit, dans la nuit du 26, il laissait derrière lui 800 hommes tués, mais il avait sauvé Verdun.

 Henri CARRE

 

Texte tiré de « La grande guerre vécue, racontée, illustrée par les Combattants, en 2 tomes  Aristide Quillet, 1922 »

 

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