C'est,
en effet, à ces deux régiments du 8e Corps, et spécialement au 95e, que revient l'honneur de
la victoire.
Les
Allemands ont pénétré dans le bois des Fosses.
La
72e et la 51e divisions d'infanterie ont été écrasées. Les reconnaissances
envoyées en avant de Douaumont par le 95e régiment d'infanterie ne rencontrent ni les
ouvrages qui avaient été signalés par l'état-major, ni les troupes que le
régiment devait relever. Il n'y a plus de troupes entre le 95e et l'ennemi : elles sont
toutes en fuite ou prisonnières.
Le
colonel de Bélenet, qui commande le 95e régiment d'infanterie, signale à la brigade,
établie à Fleury, la situation dangereuse du régiment, planté en rase campagne,
sans ouvrages protecteurs, à la merci des attaques que ne manquera pas de
déclencher l'aurore.
Il
reçoit du général Balfourier, qui commande le 20e Corps, l'ordre de se porter
au village de Douaumont.
Il
établit son 3e bataillon dans les éléments de tranchée qui existent en avant du
village, son 1e bataillon au nord du village, aux cotes 378 et 347, son 2e
bataillon en réserve entre Fleury et Thiaumont.
L'autre
régiment de la brigade, le 85e, occupe à gauche le secteur qui va de l'est de
Louvemont à la cote 378. Il a lui-même la 51e division à sa gauche.
A
droite du 95e
se trouve la brigade Chéré (2e et 4e bataillons de chasseurs, et le 418e régiment
d'infanterie)
raconté par Henri CARRE (lieutenant 4e
section,12e compagnie,95e régiment d'infanterie)
Bombardement
furieux, bombardement exaspéré.
Tous
les canons boches de tous les secteurs environnants concentrent leur tir sur le
malheureux village et sur ses alentours. C'est l'averse, sans nulle métaphore,
la monstrueuse averse aux gouttes d'obus. Les tranchées s'effondrent, les
maisons s'abattent comme des châteaux de cartes, les cadavres s'entassent. Le
sol bout aux éclatements comme l'eau d'une chaudière. Le ciel lui-même semble
se disloquer.
De
notre côté, nos canons se taisent. Nous n'avons pas de canons. Contre la
formidable artillerie boche, nos poitrines nues.
Un
obus a démoli la fontaine du village. La soif racle les gorges et tanne les
langues. Pour toute nourriture, les biscuits des sacs. Aucune communication
avec l'arrière, car tous les fils téléphoniques sont coupés, car tous les
agents de liaison sont tués après quelques pas.
Les
soldats du 95e régiment d'infanterie ont l'impression d'être seuls, abandonnés du reste
de l'Armée, holocaustes choisis pour le salut de Verdun.
Telle
est leur colère contre ce bombardement qui s'entête qu'ils forment des vaux
pour que les Boches se décident à les attaquer.
Et
quand des avions ennemis survolent leurs lignes, ils « font les morts », ils
s'étendent de ci, de là, sur les morts véritables, et ils demeurent immobiles,
les bras étendus, la bouche ouverte, afin de convaincre les aviateurs que tous
les défenseurs du village sont tués et qu'on peut venir sans crainte...
Vers
le milieu de l'après-midi, le bombardement cesse et l'attaque se produit.
Des
masses, jaillies du bois d'Haudremont, submergent le malheureux 1e
bataillon mais se brisent contre nos mitrailleuses
et nos feux de salve, à nous. Les boches s'aplatissent, se terrent.
Il
est de courte durée, cette fois. La fumée qui couvrait le fort se dissipe et,
de sentir cette force si près, cela rassure nos hommes.
Ils
sont tous à leurs postes, attentifs à l'assaut que ce calme présage.
Soudain,
un cri : « Les voilà ! »
Un
peu à gauche du fort, des silhouettes sont apparues qui semblent sortir de
terre, car un talus les avait jusqu'ici protégées contre nos regards. Nous
allons tirer...
Ici
quelques précisions pour donner aux témoignages qui vont suivre toute leur
valeur.
Sur
la plus petite, face au fort, la 12e compagnie ou, plus exactement, un peloton
de la 12e compagnie : la 4e section que je commande en qualité de lieutenant,
la 3e section sous les ordres de l'adjudant Durassié. Avec nous, la section de
mitrailleuses du 3e bataillon, sous les ordres du capitaine Delarue.
Delarue
et Durassié sont toujours vivants. Et vivants également une quinzaine d'hommes
qui étaient avec nous ce jour-là.
Nous
allons tirer, dis-je, mais nous remarquons que les hommes qui viennent
d'émerger du talus se dirigent vers le fort d'une allure tranquille et portent
l'arme à la bretelle. Ce ne sont donc pas des boches : Les défenseurs du fort
ne les laisseraient pas approcher.
De
la, parfois, de sanglantes méprises.
D'autres
groupes surviennent à la suite du premier. Nous nous accordons à voir en eux
des soldats français dont les unités ont été disloquées par l'attaque boche, et
qui cherchent un refuge dans le fort.
Un
détail cependant nous étonne dans leur accoutrement : la coiffure. C'est une
coiffure haute comme un képi de mobile... Nous n'avons jamais rien remarqué de
semblable, ni chez les boches, ni chez nous.
Mais
voici que derrière nous des voix s'élèvent qui nous ordonnent de tirer. Le
commandant Compeyrot, qui commande le bataillon, et le capitaine Ferrère,
adjoint au colonel de Bélenet, ont été prévenus de l'incident, et ce sont eux
qui, après avoir examiné les nouveaux venus avec leurs jumelles (sans doute
sont-elles meilleures que les nôtres), nous crient :
Tirez!
Mais tirez donc! Ce sont des boches !
Pas
très convaincus, nous commençons le feu. Plusieurs de nos cibles vivantes
tombent à terre. Mais ceux qui sont demeurés debout se retournent sur nous,
nous font des signes qui veulent dire
«
Ne tirez pas, voyons ! A quoi
pensez-vous? » Et en haut même du fort, des hommes sont montés qui, eux
aussi, gesticulent dans notre direction, agitent des fanions, en proie,
semble-t-il, à une exaspération violente.
L'angoisse
nous serre le cœur.
Nous
décidons enfin d'arrêter le feu, et nous nous consultons, Delarue, Durassié et
moi.
Que
faire ? Si ce sont des boches, nous les tenons à notre merci. Pour entrer dans
le fort, ils sont obligés de gravir la pente, en plein champ de tir.
Mais
si ce sont des Français? ...
Durassié
voit nettement les chéchias dont ils sont couverts. Il revient, atterré :
-
Nous avons tiré sur des zouaves.
Une
immense détresse nous envahit.
Mais
un nouvel ordre du commandant Compeyrot, aussi formel que le premier, prescrit
de recommencer le feu
Ce
sont des Boches ! leurs chéchias? une ruse !
Le
feu reprend, mais sans conviction. Je remarque que plusieurs de mes hommes
s'abstiennent de tirer. Au fond de moi, je les approuve... Et bientôt leurs
camarades les imitent. Le feu se ralentit, s'éteint...
Est-ce
que ça peut être des boches ? me dit un de mes caporaux... Est-ce que les
boches entreraient dans le fort l'arme à la bretelle?
Pour
la seconde vois Durassié bondit par-dessus le parapet. Dans sa hâte héroïque de
déchiffrer l'énigme, il court de toutes ses forces. Tout en courant, il jette
des appels. Les hommes ne se retournent pas. Essoufflé, il cesse de courir,
mais il marche de toute sa vitesse.
Le
voici à 100 mètres du groupe. Le jour a baissé, mais à cette courte distance,
il voit nettement les chéchias qui coiffent les hommes, de hautes chéchias du
plus beau rouge.
Durassié
continue ses appels. Il n'obtient toujours pas de réponse, mais il n'éprouve
aucune inquiétude : ces chéchias...
Le
voici près des réseaux du fort, à 50 mètres du dernier homme du groupe.
Celui-ci
se retourne enfin, décroche son fusil et crie à Durassié :
«
Pose fusil ! » avec un accent: « Posse fusils » qui n'a rien de bien français.
L'homme
arme son fusil et crie: « Afance ici! »
Durassié
se dit: « C'est peut-être un zouave originaire de l'Alsace ! » et il
avance. Voici les deux hommes à 30 mètres l'un de l'autre. Durassié s'arrête et
examine à loisir l'inconnu : taille moyenne, large carrure, petite moustache
brune, tout l'aspect d'un homme de chez nous. Mais cet accent? mais ce fusil
braqué qui n'a rien d'un lebel ?...
Alors,
il se laisse tomber à terre et il agite désespérément les bras au-dessus de sa
tête.
Ce
geste veut dire : « Ce sont des boches ! allez ! tirez ! et ne vous
occupez pas de moi ! »
Bientôt
la nuit tombe et nous ne verrons plus de zouaves ce jour-là.
Nous
sommes persuadés que notre malheureux camarade est tombé sous nos balles.
Mais
il revient à la nuit noire, en rampant. Il n'a que les égratignures des réseaux.
Et
c'est en vain que nous nous creusons la tête. Comment les Boches ont-ils pu
entrer dans le fort l'arme à la bretelle : il était donc abandonné et ils le
savaient !
Donc,
il n'y a pas eu lutte pour la prisé du fort.
Celui-ci
était abandonné. Pourquoi ? Sur quels ordres?...
La
victoire dés boches fut une victoire sans combat, une victoire due à une ruse
qu'interdisent les lois de la guerre, une ruse qui est une traîtrise.
«
La plus grande victoire qu'ai jamais trouvée une Armée, disait le lendemain le
communiqué boche.
Le
Fort le plus formidablement défendu de l'enceinte de Verdun, emporté de haute
lutte par nos vaillants Brandebourgeois...
Toute
la plaine vallonnée de Douaumont est couverte par des amoncellements de
cadavres.
Texte tiré de « La grande guerre vécue,
racontée, illustrée par les Combattants, en 2 tomes Aristide Quillet, 1922 »