La prise du tunnel du KRONPRINZ
20 août 1917
D’après le témoignage de René Lehmany
Dominant la ligne avancée de défense de Verdun, surplombant de ses 295 mètres la plaine de la Meuse, ses ravins et ses bois, c’était un point d’appui considérable, un observatoire impitoyable et gênant, une menace constante pour la sécurité de nos travaux et de nos veilles .
Longue et vaste colline, orientée sud-ouest nord-est, d’une structure compacte et bosselée, offrant deux sommets immenses reliés par une ondulation molle et descendant en pentes douces vers des ravins profonds et étroits, le Mort-Homme, boursouflé de mitraille, éventré, difforme, chaotique que, recelait, presque invisibles dans l’ensemble grisâtre du sol, des lignes de tranchées perfectionnées, des défenses accessoires solides, des nids de guetteurs dangereux.
Nos
lignes, rejetées, après des luttes ardentes dans l’opiniâtreté restera
l’honneur de la campagne de 1916, sur les abords de la colline, épousaient
péniblement les moindres accidents du terrain, dressées en pointe au
Bonnet-l’Evèque, garnissant l’orée du ravin de Chattancourt, remontant sur les
pentes sud du Mort-Homme et rejoignant sur les pentes sud du Mort-Homme et
rejoignant le ravin de la Hayette.
Traqué
par l’ennemi lorsqu’il essayait de faire mouvoir en plein jour le jeu des
corvées et des relèves des liaisons et des travaux, il ne pouvait s’organiser
que la nuit. Par son labeur infatigable et jamais découragé, il réussit à
doubler ses lignes de défense et de communication.
Poussant
des patrouilles osées et harcelantes, il inquiéta l’ennemi à plusieurs reprises
et soutint avec un plein succès les chocs violents que le boche, énervé, lui
asséna. Il attaqua même, réussit des coups de main d’une hardiesse
incontestable.
La
mission est la suivante : conquérir le sommet nord du Mort-Homme ( cote 256-Les
Poutres), s’installer solidement sur le Plat-de-Cumont, de manière à commander
la vallée Jacques, le ravin de Fargevaux et le ravin de Cumont.
L’ennemi
réagit furieusement. Il dirige contre l’artillerie française une
contre-batterie désespérée et inonde nos boyaux de communications et nos
tranchées d’un déluge de gaz asphyxiants. Nos Poilus, le masque sur la tête,
triomphent des difficultés d’une pareille relève.
Ils
sont gais et dispos, fulminent contre le boche empoisonneur et écoutent avec
confiance la musique assourdissante de nos canons lourds. Les mortiers de
tranchée pilonnent le sommet du Mort-Homme, les 155 et les 220 broient
l’arrière, les 380 et les 400 s’écrasent sur les tunnels boches. Le 75 harcèle
sans répit le champ de bataille.
Dans la nuit qui précède, les bataillons, de
leurs tranchées du départ, attendent avec impatience le moment décisif. Plus
que jamais des gaz délétères se répandent sur nos lignes.
Nos
Poilus soulèvent leurs masques; et, malgré la lourdeur suffocante de
l’atmosphère, malgré le barrage par obus de gros calibres que l’ennemi
déchaîne, ils escaladent la tranchée, s’avancent d’un pas de souple, l’arme à
la bretelle, toussant, crachant, hoquetant.
La
deuxième vague suit, puis la troisième.
Ah
! Quelles angoisses et quel calme merveilleux, angoisses de l’inconnu, calme du
présent.
Les
braves du 81eme régiment d’infanterie progressent,
en dit du barrage, des détonations effroyables des marmites et des énormes
fusants, en dépit de l’odeur ignoble des gaz qui prend à la gorge, écœure,
pique atrocement les yeux.
Le
spectateur, des tranchées de départ, ne peut pas remarquer un seul fuyard, un
seul qui lâche ses camarades. Même ceux qui sont envahis par les gaz et se
traînent courageusement, même ceux-là vont de l’avant !
Notre
artillerie française allonge régulièrement son tir, contre-bat avec une extrême
puissance les batteries allemandes qui répondent au hasard, avec vigueur, mais
sans précision. Les mitrailleuses tictaquent, les aviateurs français luttent
avec bravoure contre les aviateurs allemands, venus en nombre, et le jour peu à
peu se lève.
Les
fusiliers-mitrailleurs et les mitrailleuses dirigent un feu nourri sur les
aviateurs allemands. Deux avions allemands sont abattus.
Tandis
que l’avance s’opère avec une régularité imperturbable et que, partout,
l’ennemi cède sur le sommet, sa rabat sur les pentes nord, une première
reconnaissance, dirigée par le lieutenant Teisseire, explore le fameux tunnel
Bismarck.
Un
de nos gros obus a défoncé le tunnel. Les gaz délétères l’ont envahi. Nos hommes
sont bientôt gênés, mais poursuivirent avec une volonté de fer leurs travaux de
déblaiement, les poumons cruellement atteints, la tête lourde.
Les
bataillons ont atteint leurs objectifs, non sans lutte farouche, menée par nos
poilus avec un tel entrain que partout le boche recule, la rage au cœur.
Le
sous-lieutenant Acquier dirige alors une reconnaissance offensive au-delà des
objectifs atteints par nos poilus. Un peloton d’infanterie et une section de
génie y prennent part.
Il
n’est pas huit heures et la mission du régiment est accomplie avec un succès
complet. Mais il s’agit d’organiser le terrain conquis, d’aménager les
positions, de prévenir tout retour offensif de l’ennemi.
Nos
hommes, malgré la fatigue, malgré les obus que l’artillerie allemande continue
de faire pleuvoir, travaillent en silence. Des boyaux s’estompent, des pistes
sont faites, des tranchées nouvelles surgissent.
Un
bon sourire dédaigneux et vainqueur court sur les lèvres de nos poilus.
Stoïque, les brancardiers emmènent les blessés. Et l’on voit de ces choses
admirables qui font comprendre et aimer le caractère de nos soldats.
On
se fait des politesses : “ Veux-tu boire un coup ? Tiens ! - Après toi ! -
Non, vas-y donc ! - Toi d’abord !”
Un
fourrier, ayant pour toutes armes un appareil photographique, prend clichés sur
clichés. Des poilus, ayant planté leur fusil mitrailleur, regardent les avions
avec intérêt.
Après
quelques instants de détente, l’ennemi réagit avec fureur contre le bataillon
Pusey. La 7eme compagnie, plus particulièrement attaquée, fait preuve, sous le
commandement du lieutenant Luscan, d’une magnifique ardeur. Les grenades des
grenadiers français crépitent, les Allemands, vingt fois repoussés, reviennent
à la charge.
Cette
contre attaque se déroule avec une ampleur particulière. Deux bataillons des
221eme et 222eme régiments prussiens appartenant à une division fraîche, la
48eme division de réserve, attaquent en masses compactes.
Nos
feux de mitrailleuses, nos grenades, nos fusils-mitrailleurs, l’excellence d’un
tir de barrage de 75, extrêmement nourri, empêchent les soldats prussiens de
progresser et leur causent des pertes considérables qu’il convient d’estimer à
plus des deux tiers de l’effectif engagé.
Par
une opération magnifique dirigée par le caporal Dardant, des Poilus de la 7eme
compagnie, bien qu’écrasés de fatigue, trouvaient de nouvelles forces, sautaient
sur un dernier point d’appui boche, tuaient ou faisaient prisonniers les
occupants, se rendaient maîtres, en outre, de six pièces de 105, en batterie
dans le ravin de Cumont, dont ils restèrent les culasses.
Les
deux jours suivants, le régiment poussera encore de hardies reconnaissances,
fouillant les boyaux et anciens abris ennemis, ramenant des prisonniers
Allemands, dépassant le Plat-de-Cumont et surveillant étroitement le ravin de
Fargevaux .
Nos
admirables poilus, les nerfs tendus, le visage livide, ne voulurent pas céder à
la dépression physique née d’un tel effort. Ils travaillèrent à l’organisation
du secteur, interdisant par leur vigilance et leur courage les moindres
velléités de l’ennemi. L’artillerie allemande bombardait sévèrement nos positions
et surtout la tranchée de Silésie.
Comment
citer les actes de bravoure de nos Poilus, comment faire un choix dans
l’abondant bouquet de fleurs héroïques que nos grenadiers, mitrailleurs,
fusiliers et voltigeurs ont rassemblé avec une aisance, une simplicité, une
spontanéité de magnifiques vertus réellement indicibles ? Tous se sont
surpassés.
La
flamme des Méridionaux, la goguenardise tranquille des Centraux, le calme
décidé des Septentrionaux, bref des Français originaire du sud et du centre de
la France, se sont fondus dans le même creuset d’où l’élan d’acier s’est
précipité, invulnérable.
Celle
qu’on s’ingénie à faire oublier les exploits et les faits d’armes au profit
d’autres troupes.
Et
vous mon général, bondissant aux premières lignes aussitôt l’attaque, pour
décorer quelques-uns d’entre les plus braves ! Dans l’étroite tranchée de
Silésie, offerte comme une cible aux observateurs boches, vous aviez réuni les
« récipiendaires»
“
Ouvrez le ban !’” dit le général . Le clairon donna un coup de langue. Mais
à peine le nouveau promu était-il décoré qu’un obus s’écrasa, à dix mètres.
L’instinct voulu que chacun se baissât. Au même instant, le général s’écria
d’une voix claire :
“ Clairon, ne fermez pas le ban, ce sont
les boches qui l’on sonné .”!
MESSAGER DE MILLAU (08.09.1917)
Témoignage d'un de nos adhérents adressé au "Messager de Millau".
C'est la reproduction d'une lettre qu'il avait
écrite à ses parents à la suite des attaques qui avaient permis au 16ème corps
d'armée de s'emparer du Mort-Homme, à Verdun rive-gauche, août 1917.
Il
avait participé aux combats en ayant accompagné le capitaine de sa batterie aux avant-postes.
Nous sommes heureux de publier la lettre
suivante qu'un de nos braves compatriotes envoie à un de ses amis et qui
renferme d'intéressants détails sur ce mont historique où les régiments de
notre région se sont couverts de gloire :
26 août 1917
Je viens
de visiter, cet après-midi, le Mort-Homme.
Les autres, plus bouleversées encore par des obus
de tous calibres, dont les entonnoirs, grands ou petits, se touchent ou se
creusent les uns dans les autres. C'est formidable. C'est un chaos fantastique
où surnagent, comme sur une mer démontée, des piquets, des réseaux de fils de
fer, des rondins d'abris crevés, des grenades boches, des planches
déchiquetées, des obus non éclatés et mille de ces épaves lamentables qu'on
trouve sur tous les champs de bataille.
Dans quelques trous d'obus, on voit tout l'équipement
d'un homme qui fut tué ou blessé et qu'on a enlevé ; cela se trouve tous les
cent mètres. On voit, par-ci, par-là, un cadavre encore, un membre broyé, une
chaussure avec un pied dedans, etc.
La
deuxième ligne boche surtout est défoncée. Je dis "deuxième ligne",
mais je devrais dire plutôt "ce qui fut la deuxième ligne", car il
serait vain de chercher la moindre trace de tranchée. Les quelques mines et
crapouillots qui restent sont amochés, les sapes obstruées et comblées de
terre. On se demande comment il pouvait encore se trouver quelques hommes dans
ces terrains mouvants.
Il n'y a
pas, en effet, un seul mètre carré de sol intact. Partout l'artillerie a creusé
des entonnoirs dont certains ont 6 mètres de profondeur sur 8 mètres de large et
plus. Partout les pierres et les blocs de terre, soulevés de l'intérieur du
sol, sont retombés en avalanche, écrasant tout ce qui pouvait se trouver à leur
point de chute. C'est une destruction complète de tout ce terrain, de ces
champs de blé dont, dans nos lignes, on voit encore la glèbe.
Nous
sommes allés ainsi, montant ou descendant à chaque pas, au P.C. (poste de
commandement) du Colonel d'Infanterie, voir l'officier du groupe qui faisait la
liaison.
De là, nous sommes entrés au "Kronprinz-tunnel"
et, pendant les 2 kilomètres de l'aller et du retour, on a été obligé de se
remplir le nez d'odeurs répugnantes.
Si le champ de bataille sent mauvais par endroits
seulement, dans cette galerie d'un kilomètre de long, l'odeur a pénétré partout
avec intensité.
Nous
sommes entrés par une ouverture de sape ordinaire, pas plus grande.
Deux escaliers d'un mètre de large, l'un pour la
descente, l'autre pour la montée. Le couloir est inondé, car la tuyauterie, qui
menait l'eau jusqu'aux premières lignes, a été crevée par nos obus. On patauge,
mais ce n'est qu'un commencement et puis, ce n'est que de la boue...
qui la recouvre ; elle est à peine étayée. Un
rondin par mètre supportant un fer à double T sur lequel reposent les planches
du plafond. Des fils électriques, des lampes tous les 20 mètres, le long du mur
; en bas, des conduites d'eau.
Au milieu, un caillebotis bien fait pour éviter
qu'on marche dans la boue.
Sur l'un des côtés, une rangée de lits, de simples
planches inclinées.
Le premier parlait le français et pas trop mal ; il
était garçon de café à Paris, avant la guerre. C'était un de type de Dresde qui
avait aussi habité Posen.
Il était cuisinier. Dans le tunnel, on faisait la
cuisine pour tous les hommes en ligne. Tous ses camarades avaient été tués,
sauf un qui était près de lui et se disait père de quatre enfants.
En face de l'infirmerie, la pharmacie : un
désordre inexprimable. Ils ont dû soigner beaucoup de blessés dans les derniers
moments où ils occupaient le tunnel.
Sur la table, des produits de toutes sortes : une
caisse pleine de boîtes, des cartons, des papiers ayant enveloppé les flacons
et produits pharmaceutiques.
Cette pièce sentait tellement l'éther et le phénol
que j'en suis vite sorti.
Une salle de machines d'usine modèle : 2 moteurs à essence
d'une force de 180 chevaux ; 2 compresseurs pour envoyer de l'eau dans les
différentes parties du tunnel, un réservoir à essence,
une pompe, un tableau d'électricité avec voltmètre
et ampèremètre disposés sur une plaque de marbre de près d'un mètre carré. Une
odeur réconfortante d'huile chaude et d'essence. Cette installation épatante
n'était pas terminée :
Une seule des machines marchait.
Enfin,
au milieu de la pagaye d'armes, couvertures, vêtements, équipements,
cartouches, casques surtout (il y en avait peut être 2 000) trainant dans la
boue, nous sommes arrivés à l'endroit où notre 400 a percé les 13 mètres de
terre ; Des boches écrasés y sont encore. Jusqu'à 50 mètres de là, l'explosion
en avait tué 178. Des vivres partout : biscuits, singe, bouteilles vides,
marmites, gamelles, sacs, etc. Le même désordre qu'ailleurs, poussé au maximum
par l'éboulement qui obstrue complètement le tunnel.
Nous
avons vu l'enthousiasme de tous ces braves types pour la préparation
d'artillerie. Deux fois, j'en ai entendu qui disaient : "Si on faisait
toujours comme cela, nous serions bientôt à Berlin". Les officiers
disaient au capitaine qu'on ne pouvait pas les tenir quand ils ont vu que les
boches faiblissaient. Ils ont même été trop vite en certains points et ont dû
ralentir leur allure, pour se laisser précéder par le tir d'accompagnement. Le
moral est en ce moment plus haut qu'il n'a jamais été depuis 3 ans. Il faudrait
maintenant en profiter pour pousser de l'avant : le boche serait vite en
déroute. Le fait est que, quand on entend les fantassins vous dire qu'à mesure
qu'ils avançaient de 10 mètres, le mur de fer et de fumée qu'ils avaient devant
eux avançait aussi de 10 mètres, sans rien laisser debout que des boches les
bras en l'air, ça fait plaisir.
Espérons
que ce succès n'est que le prélude de plus grands et qu'au lieu d'avancer de
deux kilomètres, nous avancerons bientôt de 50, jusqu'au Rhin. Ce serait si
facile, une fois le démarrage fait.
Un poilu de Millau