Les crimes des Conseils de guerre

(Le texte semble daté de 1925)

 

Les quatre caporaux de Suippes

 

 

En février 1915, le 336e régiment d'infanterie avait pris part aux violents combats de Perthes. En mars, on le retrouve néanmoins en première ligne au moulin de Souain.

7 mars 1915

Le 7, après une préparation d'artillerie insuffisante – suivant le témoignage du commandant Jadé, ancien officier du 336e et actuellement député du Finistère (en 1925) – on lance en avant la 24e compagnie, dont les effectifs sont très réduits.

Elle est aussitôt rejetée dans ses tranchées avec des pertes sérieuses.

 

Cet échec ne décourage pas à l'état-major.

 

Deux heures plus tard, après une brève canonnade, on fait sortir la 21e compagnie, commandée par le commandant Dubois.

Celle-ci est à son tour également repoussée.

 

Dans la nuit, le capitaine Jadé, de la 18e compagnie, reçoit l'ordre d'attaquer par surprise à 4h30 du matin les tranchées ennemies, qui, la veille, n'ont pu être prises.

Mais la compagnie de première ligne qui doit relever la 18e n'a pas été prévenue à temps. Un certain flottement se produit au moment de son arrivée, et le capitaine Jadé, qui avait donné l'ordre d'attaque pour 5 heures est obligé de le reporter à 5 h 30.

À 5 heures cependant, l'artillerie française commence à tirer contre les tranchées ennemies.

À 5 h 30, à l'instant où la 18e compagnie essaye de sortir de sa tranchée, les compagnies voisines, ignorant le coup de main qui allait être tenté, lancent des fusées.

 

Dès lors, l'opinion du capitaine Jadé est faite. Il recommande à ses hommes de ne pas bouger, va trouver à quelque distance en arrière le commandant de bataillon.

« Vous m'avez donné l'ordre d'attaquer par surprise, lui dit-il, j'estime que la surprise était en effet la condition de l'attaque. Attaquer maintenant n'est plus possible. Ce serait faire tuer peut-être 50 hommes de ma compagnie. J'ai pris sur moi de ne pas sortir.

Mais comme je ne veux pas que vous puissiez considérer cela comme une lâcheté, je suis prêt, si vous me l'ordonnez, à monter sur le tremplin. »

 

Le commandant se rend aux raisons du capitaine Jadé.

Il n'insiste pas.

 

 

 

 

9 mars 1915

Le surlendemain, 9 mars, l'ordre est donné à une autre compagnie, la 21e, de se préparer à sortir.

Quant à la 18e compagnie, elle devra suivre la première vague d'assaut, se placer entre la tranchée de départ et les tranchées allemandes éventuellement prises, puis, là, AU MILIEU DE LA PLAINE, AU GRAND JOUR, commencer des travaux, amorcer des boyaux vers l'avant et l'arrière.

La 21e compagnie quitte les tranchées de réserve à 4 h du soir pour gagner les tranchées de départ.

 

Pendant de longues heures, les hommes ont sous les yeux les cadavres de leurs camarades tombés dans les attaques précédentes, les uns deux jours plus tôt, les autres il y a six mois. Nul spectacle n'est plus démoralisant.

 

Lorsque vient l'heure d'une sortie que les combattants savent d'avance condamnée à l'insuccès, des protestations s'élèvent.

« Nous préférons être fusillés, disent-ils, mais enterrés que de rester là-bas à pourrir sur le bled. Au moins nous aurons sauvé du massacre les camarades de la 22e, qui doivent marcher derrière nous. »

 

Le capitaine pour les entraîner crie : en avant !

Il est suivi seulement de l'aspirant Germain et de quelques sous-officiers qui, d'ailleurs, ne tardent pas, sous la violence du feu ennemi, à revenir dans la tranchée.

À l'arrière, où l'on s'est rendu compte de ce qui se passe, mais où l'on ne veut pas se rendre compte de l'impossibilité où se trouvent les malheureux soldats de faire mieux, le général commandant la 60e division donne l'ordre à l'artillerie de tirer sur la tranchée, de tuer tous ceux qui ont obéi et ceux qui n'ont pas obéi.

 

 

 

Cet ordre sauvage, le colonel Bérubé, commandant l'artillerie divisionnaire, refuse de l'exécuter.

« Que le général de division le signe » répond-t-il à l'officier qui est venu le lui transmettre de vive voix.

Le général n'a pas le courage de prendre cette responsabilité, mais il fait prévenir que l'attaque devra être reprise par la 21e compagnie.

 

 

Après quoi, prenant le nom d'un caporal et de quatre soldats par section, on leur demande de se porter en avant – il fait encore jour – pour couper les fils de fer barbelés.

Les caporaux Maupas, Girard, Lefoulon et Lechat, se trouvent au nombre des victimes ainsi sacrifiées, car c'est à une mort inutile et certaine qu'on les envoie. Toute la compagnie, qui s'en rend compte, est en proie à une indicible émotion. Lechat avait été volontaire la veille pour une mission périlleuse.

Plusieurs de ses camarades, révoltés de l'injustice qui lui est faite, s'offrent pour le remplacer.

Vain héroïsme.

Les quatre caporaux et leurs hommes se révoltent-ils ? Point ; ils essayent d'obéir ; ils se portent en avant. Mais les fils de fer sont à 150 mètres. L'impossibilité d'y arriver est manifeste.

Ils se terrent dans des trous d'obus.

 

L'aspirant Germain court jusqu'à l'endroit où se trouvent blottis les quatre hommes et le caporal de sa section. Il les exhorte à un effort dernier. Mais ce ne sont plus, suivant son expression même, que de "véritables loques". Ils ont atteint la limite de l'endurance humaine. Ils ne peuvent bouger.

À la nuit, caporaux et soldats regagnent la tranchée.

10 mars 1915

Dans l'après-midi du 10 mars, la 21e compagnie est relevée et dirigée sur Suippes, où, aussitôt, on incarcère les caporaux Maupas, Girard, Lefoulon, Lechat et une trentaine de soldats, en les informant qu'ils sont inculpés de refus d'obéissance devant l'ennemi.

 

Le régiment est consterné.

 

 

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16 mars 1915

 

Le 16, la Cour martiale se réunit. Seul, le colonel président est un combattant. Ses assesseurs, bien qu’officiers de carrière, appartiennent à des services de l'arrière.

Quelques officiers ont été appelés à témoigner. Mais systématiquement, on a refusé d'entendre ceux qui ont demandé à déposer.

Le commandant du bataillon auquel appartient la 21e compagnie plaide chaleureusement la cause des accusés.

Il est à chaque instant interrompu. Il est injurié. Peu s'en faut qu'on ne le rende responsable.

 

Un témoin, avocat d'un barreau de province, qui, officier de complément au 336e, assistait à cette hideuse comédie judiciaire, a écrit avant de mourir glorieusement sur le champ de bataille :

"Ces hommes, pris presque au hasard, furent simplement traduits en Conseil de Guerre. Trente-deux furent acquittés sur la déclaration d'un adjudant, d'après laquelle il ne croyait pas qu'ils aient entendu l'ordre de : en avant ! Et quatre furent condamnés à mort (les caporaux).

L'adjudant a été pris en grippe par le général de division qui a interdit formellement une proposition faite précisément pour lui, paraît-il, pour le grade de sous lieutenant.

Les témoins furent pris parmi les chefs qui avaient passé les trois jours dans les caves. Mais on s'est bien gardé de faire appeler les quatre seuls officiers dont j'étais, qui avaient passé les trois jours auprès des hommes, et qui seuls auraient pu dire la vérité. L'affaire a été truquée d'un bout à l'autre.

 

Je le dis en toute conscience : LES QUATRE CAPORAUX SONT MORTS ASSASSINÉS

 

 

Ce témoignage n'est pas unique.

 

Le capitaine R., qui assistait à l'audience présidée – il faut retenir ce nom pour l'exécration des honnêtes gens – par le colonel MARTHENET, en fait le récit suivant :

 

« Je me rendis à la séance et j'entendis déposer le capitaine Equilbey qui commandait un bataillon aux 336e. Le capitaine Equilbey exposait au Conseil combien l'attaque se présentait mal et faisait valoir les difficultés d'exécution. Il faisait sa déposition en homme loyal et droit, et avec d'autant plus d'indépendance que le bataillon incriminé n'était pas le sien.

Je remarquai que, presque à chaque mot, il était interrompu par le président du Conseil de guerre et qu'il avait grand peine à faire sa déposition. Je ne voulus pas rester plus longtemps dans cette salle, où les témoins avaient tant de difficultés à déposer, et sortis. »

 

 

M.L. dit à son tour :

« C'est en conversant avec le capitaine Equilbey, de l'état-major du régiment, que j'appris la mise en accusation. Je ne pus, à mon grand regret, assister à l'audience du Conseil de guerre où s'était rendu le capitaine Equilbey pour défendre la cause du caporal Maupas, qu'il connaissait particulièrement et estimait beaucoup.

C'est en termes indignés et douloureusement sympathiques qu'il m'apprit la fatale nouvelle. Rien n'avait pu sauver Maupas et ses trois malheureux compagnons, ni la défense du capitaine Equilbey, ni la déclaration du colonel Bérubé, commandant l'artillerie divisionnaire, dont la conscience se révoltait à l'idée de s'associer à une infamie et qui s'écria : ce ne sont pas là les vrais coupables. Il faut chercher plus haut. »

 

(Par contre, il y eut un réquisitoire impitoyable, très favorablement écouté. Au sujet du lieutenant Morvan, l'accusateur initial, M.L. s'exprime ainsi : « le lieutenant Morvan, l'accusateur de Maupas, poursuivi par la vindicte de ses camarades, s'enferma dans sa chambre pour y cacher sa honte »)

 

M.M. dépose :

« il m'a été affirmé que le colonel Bérubé, commandant le 7e R.A.C., aurait dit au général Reveilhac, à l'issue du Conseil de guerre : C'EST UN ASSASSINAT. Cette parole fut la cause de son limogeage immédiat. Le témoignage de ce colonel, s'il vit encore, serait précieux. »

 

M.Q. dit enfin :

« J'assistai à une partie des débats : j'en sortis avec l'impression que tous les juges, presque tous ignorants de ce que pouvait être une tranchée de première ligne, OBÉISSAIENT À UN ORDRE EN CONDAMNANT QUATRE CAPORAUX À LA PEINE DE MORT. »

 

À la vérité, quelques instants après son impitoyable arrêt, le Conseil de guerre, pour couvrir sa responsabilité, signa un recours en grâce. Mais il ne fut pas suivi d'effet.

(À Suippes où eut lieu l'exécution, on dit que celle-ci fut pressée par le général Reveilhac qui craignait de voir arriver la grâce. "En effet, l'ordre de surseoir à l’exécution arriva quelques instants après que les quatre malheureux caporaux fussent tombés" -- lettre de M.Ch.F. à la Ligue des Droits de l'homme.)

 

L'exécution était fixée au lendemain.

 

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Le 10 mars, avant sa comparution devant la Cour martiale, le caporal Maupas avait adressé à sa femme la lettre suivante, dont nous voulons que l'on dise si elle mérite mépris ou respect :

 

            « Me voilà réveillé encore une fois, ayant plutôt l'air d'un mort que d'un vivant. Mon coeur déborde, tu sais; je ne me sens pas la force de réagir. C'est inutile, c'est impossible.

            J'ai pourtant reçu hier les deux boîtes que tu m'as envoyées, contenant sardines, beurre, réglisse, figues, pommes et mon beau petit sac, et les belles cartes, j'étais heureux ; mais je me suis tourné vers la muraille et de grosses gouttes, grosses comme mon amour pour les miens, ont roulé, abondantes et bien amères.

            Dans ces moments où je songe à tout ce qui se passe d'horrible et d'injuste autour de moi, sans avoir une ombre d'espoir, eh bien, tu sais, je suis entièrement déprimé.

            Je n'ai plus la force ni de vouloir, ni d'espérer quoi que ce soit.

            Je ne vais pas continuer, ma pauvre Blanche, je ne vais pas continuer, je te ferais de la peine et je pleurerais encore.

            Aujourd'hui je vais savoir le résultat de l'affaire.

            Comme c'est triste. Comme c'est pénible. Mais je n'ai rien à me reprocher, je n'ai ni volé, ni tué ; je n'ai sali ni l'honneur, ni la réputation de personne. Je puis marcher la tête haute.

            Ne t'en tracasse pas, ma petite Blanchette. Il y a bien assez de moi à penser à ces tristes choses. C'est pénible, attendu qu'à mon âge, ni dans la vie civile, ni dans la vie militaire, je n'ai dérogé à mon devoir.

            Pour quiconque n'a pas d'amour propre, ce n'est rien, absolument rien, moins que rien.

            Moi qui ai du caractère, qui m'abats, qui me fait du mauvais sang pour rien, eh bien, tu sais ma bonne petite, j'en ai gros sur le coeur.

            Il me semblait pourtant que depuis mon enfance, j'avais eu assez de malheur pour espérer quelques bons jours. C'est ça la vie ? Eh bien ce n'est pas grand-chose ! Que de gens comme moi ont un foyer et ne sont plus ! Des petits-enfants appelleront souvent leur papa, une femme adorée qui se rappellera un mari dévoué ! C'est bien quand je songe à ces tristes choses !

            Allons courage ! Courage, mon petit bonhomme ! Soutenons-nous ! Aimons-nous !

            J'embrasse ton beau petit sac, ta bonne lettre, ta carte, tes cheveux. Tout cela est là dans un petit coin de mon sac. Je l'ouvre souvent ce vieux sac pour y voir mes objets chers qui sont une partie de toi et de mon petit Jean. Pauvre petite !

            Allons, courage mon petit soldat !

            Je me serre bien dur contre toi !

            Ne me quitte pas et veille bien sur moi !

            Embrasse bien fort ma Jeannette !

            Que je t'aime mon Dieu ! Et que je pleure ! »

 

Cette lettre, d'une si émouvante simplicité, est-ce la lettre d'un lâche ?

 

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Le capitaine Jean Jadé, auquel il a été fait allusion au cours de ce tragique récit, a précisé devant la Chambre des Députés les conditions dans lesquelles l'ordre d'attaque  avait été donné et les condamnations prononcées :

 

« Le 7 mars, dit-il, on donne l'ordre à la 21e compagnie de prendre la première ligne et de se préparer à sortir.

Ici commence le drame ;  la 21e compagnie prend les tranchées de départ à huit heures du matin. Les hommes sont exténués par les combats de Perthes, par les séjours en première ligne au moulin de Souin. Ils ont devant eux la plaine immense, un glacis remontant vers les lignes allemandes, semé de cadavres en tenue bleue, des camarades tués dans les attaques de septembre.

Dans cet état de fatigue et de tension nerveuse, ils attendent jusqu'à quatre heures du soir l'ordre d'attaquer.

À quatre heures du soir, l'ordre d'attaquer est donné. Les hommes à ce moment-là, – nous ne pouvons pas les empêcher de se rendre compte de ce qu'ils ont devant les yeux – jugent l'inutilité de l'attaque.

Les officiers de la compagnie franchissent le parapet criant : en avant ! Les hommes refusent de sortir. Ils disent : "nous préférons être fusillés, mais être enterrés, que de rester à pourrir là-bas, sur le bled. Ainsi, nous aurons au moins sauvé du massacre les camarades de la 22e, qui doivent attaquer après nous."

On en rend compte à l'arrière.

À ce moment, le général qui commandait la 60e division donne l'ordre, vous entendez bien, de tirer dans la tranchée française, de tuer par conséquent les hommes qui étaient sortis, les gradés qui étaient sortis, en même temps que ceux qui avaient refusé.

Le colonel Bérubé, qui commandait l'artillerie divisionnaire, a refusé d'exécuter cet endroit (Applaudissements). Il a exigé un ordre écrit que le général de division n'a pas eu le courage de signer. »

 

M. Ferdinand Buisson : « le colonel Bérubé a déclaré plus tard que ce qui s'était passé là était un assassinat. »

 

M. Jean Jadé : « c'est l'unanimité des hommes, des sous-officiers et des officiers du régiment qui vous diront que CETTE AFFAIRE A ÉTÉ UN VÉRITABLE ASSASSINAT. Mon camarade, le sous-lieutenant Bordy, qui avait pris à ma place le commandement de la compagnie, car, dans la matinée, j'avais été blessé grièvement, a été blessé grièvement en effectuant une reconnaissance, puisqu'il a subi une amputation en allant porté aux premières lignes la menace de cet ordre de faire tirer l'artillerie française.

Par suite, le commandement prévient la 21e compagnie que les pertes n'étant pas suffisantes, il y aura lieu de recommencer l'attaque. À ce moment, on fait prendre à la compagnie le nom d'un caporal et de quatre hommes par section auxquels on donne l'ordre formel de se porter en avant, d'aller couper les fils de fer. »

 

M. Balanant : « en plein jour ? » (Exclamations)

 

M. Jean Jadé : « en plein jour ! »

 

M. Pierre Deyris : « c'est formidable ! »

 

M. Jean Jadé : « ces hommes étaient des braves ! Le Caporal Lechat, qui est parmi les fusillés, avait été, la veille, volontaire pour une mission périlleuse. Et quand il reçut cet ordre, ses camarades, les autres caporaux, sont intervenus auprès du commandant de compagnie en disant : "Lechat a effectué une mission périlleuse la nuit dernière, nous demandons de le remplacer."

Vous le voyez, nous avons affaire non seulement à des braves, mais à des hommes de coeur.

Ces hommes reçoivent l'ordre de se porter en avant, d'aller couper les fils de fer en plein jour.

Nous devinons immédiatement les mobiles qui ont inspiré cet ordre. On n'osait pas faire comparaître toute une compagnie devant le Conseil de guerre, alors on a donné un ordre formel à quelques hommes, de façon à pouvoir justifier l'inculpation de refus d'obéissance.

Ces hommes auraient pu rester dans la tranchée ; ils ont essayé d'obéir. Ils se sont portés en avant, ils ont vu les fils de fer à 150 mètres, ils ont compris l'impossibilité d'aller les couper. Ils savaient que c'était la mort certaine. Il y a tout de même quelquefois un instinct de conservation qui empêche les hommes d'aller au-delà de la limite de leurs forces (Applaudissements).

Ils se sont terrés dans un trou d'obus.

On les fait comparaître devant un Conseil de guerre.

Au Conseil de guerre, constitué par des officiers de l'arrière, dans lequel le colonel président était seul combattant, un certain nombre d'officiers ont été appelés.

Quelques officiers du régiment ont demandé à être entendus.

Refus formel du président du Conseil de guerre d'entendre ces officiers.

 

Le commandant du bataillon, officiers de l'active, a été entendu. Il a apporté un témoignage loyal. Il a essayé d'innocenter les inculpés en exposant les conditions dans lesquelles avaient été commandées les attaques.

Sa déposition a été hachée d'injures et d'interruptions.

 

Le sous-lieutenant Germain, de la 21e, dont la conduite cependant dans cette affaire avait été magnifique, a vu aussi sa déposition hachée d'interruptions, et l'on a essayé de le mettre en contradiction avec ses propres déclarations.

 

Le Conseil de guerre a impitoyablement condamné à mort les caporaux Maupas, Lefoulon, Gérard et Lechat.

 

Puis il a signé un recours en grâce.

Malgré cela, l'exécution a été fixée au lendemain. Elle a eu lieu dans les vingt-quatre heures et je crois savoir, sans pouvoir l'affirmer, que l'ordre de surseoir à l'exécution est arrivé un jour ou deux après.

 

L'exécution a eu lieu dans des conditions abominables.

 

Le régiment tout entier y a assisté. L'officier qui commandait les officiers de la compagnie et tous les hommes pleuraient.

Le régiment était entouré de dragons dans la crainte d'une révolte. »

 

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Ce serait mentir de dire que ces faits n'ont pas causé à la Chambre une émotion d'autant plus vive qu'ils lui étaient exposés par un ancien combattant dont il n'était possible de mettre en doute ni la sincérité, ni le courage.

Mais ce serait mentir aussi de ne pas dire que cette émotion s'est vite apaisée, de sorte que ce débat tragique s'est grotesquement terminé sur quelques propos du gluant M. Ignace, une lourde pirouette de Bonnevay, et une impudente déclaration de Barthou, à cette date Ministre de la Guerre : « je ne peux pas promettre de sanctions ».

 

Donc, contre les officiers incapables qui, de l'arrière, envoyaient les soldats à une mort inutile, le représentant de l'armée au gouvernement ne peut pas promettre de sanctions. Pourquoi ? Sont-ils trop ?

 

Dans tous les cas, il y a un fait précis qui exigerait un châtiment sévère si l'autorité supérieure avait en quelque mesure le sentiment de son devoir : c'est l'ordre donné par le général de division de tirer sur la tranchée.

 

Que cet ordre fut criminel en soi, ce n'est pas ce que je veux discuter ici. Je dis seulement : ou il était justifié où il ne l'était pas.

 

S'IL N'ÉTAIT PAS JUSTIFIÉ, LE GÉNÉRAL, EN LE DONNANT, A COMMIS UNE TENTATIVE D'ASSASSINAT.

S'IL ÉTAIT JUSTIFIÉ, LE GÉNÉRAL, EN REFUSANT DE PRENDRE LA RESPONSABILITÉ DE L'ÉCRIRE, A FORFAIT À SON DEVOIR.

 

Se réservait-il donc, si des comptes lui étaient demandés plus tard, de nier son ordre qu'il refusait de le signer ?

 

Le colonel Bérubé a très noblement désobéi. Par quelle lâcheté suprême ne l'a-t-on pas poursuivi ?

N'est-il pas manifeste qu'on ne l'a pas osé parce qu'il était plus difficile de faire fusiller un colonel que d'humbles soldats, et parce que les débats auraient montré la misère intellectuelle et morale du chef ?

La Chambre, cependant, n'a pas même demandé le nom du général qui, en mars 1915, commandait la 60e division.

Et la Chambre non plus n'a pas fait la remarque que dans l'odieux Conseil de guerre qui a envoyé quatre braves à la mort, tout s'est passé comme si le Conseil, cette fois aussi, avait CONDAMNÉ PAR ORDRE.

Mais, plus révoltante encore que l'assassinat, est la ruse par laquelle on s'est efforcé de le justifier : cette épouvantable et basse rouerie qui consiste à exiger l'inexécutable pour avoir prétexte à frapper.

 

« Nous devinons immédiatement », a dit, on s'en souvient, le capitaine Jadé.

Ils devinent quoi, ces combattants ?

Eh bien, que l'on donne à d'autres combattants une mission au-dessus des forces humaines, en escomptant qu'elle ne sera pas remplie et que l'on trouvera prétexte, dans leur impuissance, à les assassiner également.

OR, C'EST UN PROCÉDÉ D'AGENT PROVOCATEUR.

 

Le chef qui a eu cette pensée et l'a exécutée a atteint le dernier degré d'ignominie.

 

« Je ne peux pas promettre de sanctions » a déclaré cependant Barthou...

 

Et la Chambre, unanime, ne s'est pas levée pour les exiger !

Cette même Chambre, qui, l'avant-veille, malgré les supplications ardentes d'officiers mutilés, avait refusé d'amnistier l'abandon de poste dans un moment où tout le front était un poste, a permis à un ministre de découvrir des crimes irrémissibles.

Quel spectacle !

 

Au 336e d'infanterie, il y avait des braves gens et des misérables. Ce sont les braves gens que l'on a fusillés.

 

La Cour Suprême allait-elle au moins réhabiliter la mémoire des victimes ? On l'aurait pu croire à la lecture de l'arrêt de renvoi, rendu par la Chambre des Mises en Accusation de la Cour d'appel de Rennes le 1er octobre 1921.

Après avoir reconnu que la 21e compagnie du 336e n'était pas sortie de la tranchée et n'avait pas exécuté l'ordre d'attaque qui lui avait été donné, la Cour s'est posée cette question : "l'ordre donné à cette malheureuse unité était-il matériellement exécutable " ? Dans la négative, le crime de refus d'obéissance apparaît comme impossible et ne saurait être retenu contre des hommes de la compagnie. C'est dans ce sens que, courageusement, la Chambre des Mises en Accusation n'a pas hésité à se prononcer.

Il est également certain, dit la Cour, que le 10 mars 1915 les hommes de la 21e compagnie, qui devaient se porter en avant, étaient très fatigués par quatre journées de tranchées, en première ligne ; ils étaient découragés par les attaques récentes dont ils avaient constaté et regretté l'insuccès ; ils avaient sous les yeux les cadavres de leurs camarades tombés dans les sorties récentes ou remontant à novembre et décembre ; ils voyaient intacts les fils de fer allemands. Ils savaient que l'ennemi était en éveil ; ils recevaient dans leur tranchée quelques obus français par suite d'un tir mal réglé ou de défectuosité de munitions. Bref, il est incontestable qu'ils devaient se trouver dans un état de dépression physique et morale très accentué et le fait est attesté par le plus qualifié pour en témoigner, par le lieutenant Morvan qui commandait leur compagnie.

Ce lieutenant a dit à l'instruction :

« A ce moment-là, aucun de mes hommes n'avait plus la force morale voulue pour une attaque ».

Puis il a maintenu qu'il avait déclaré devant le Conseil de guerre :

« Mes hommes étaient fatigués ; ils étaient comme des sacs ou des cadavres. Ils étaient démoralisés par les attaques précédentes qui avaient échoué ; mes hommes n'avaient plus de volonté ». Et il ajoute :

« mes hommes étaient tellement inertes et hébétés que, quand j'ai donné l'ordre en avant, j'en ai hissé quelques-uns sur le parapet, ils retombaient tous comme des masses dans la tranchée ».

Cette appréciation a été confirmée à l'instruction par le témoignage du sous-lieutenant Gracy :

« Les hommes n'avaient plus le ressort moral suffisant pour faire le sacrifice de leur vie, et du premier coup d'oeil, nous vîmes qu'aucune puissance au monde ne ferait sortir la 21e compagnie »

 

Appréciant le courage des quatre condamnés, la Cour reconnaît que :

"Les renseignements fournis sur les quatre condamnés sont excellents à tous égards, et ils avaient antérieurement donné des preuves de bravoure. Ils n'étaient animés d'aucun esprit calculé d'indiscipline. Ils ont failli dans un moment d'abattement qu'ils n'ont pu surmonter, et que les circonstances ambiantes expliquent trop."

Et le magistrat de Roanne de conclure :

"La mémoire des quatre fusillés de Suippes émerge de la tombe sous un jour favorable. Un de leurs juges du Conseil de Guerre souhaite leur réhabilitation. Dans ces conditions précipitées, il importe, en invoquant le motif suivant, de ne pas arrêter le cours de la justice, ni la marche vers la vérité.

Considérant que la volonté, intelligente et libre, est un élément essentiel de toute infraction à la loi pénale, qu'il ne semble pas que, dans leur état de dépression physique et morale, les quatre caporaux Girard, Lefoulon, Lechat et Maupas, aient eu la volonté nécessaire, pour obéir le 10 mars 1915 à l'ordre reçu de leur commandant de compagnie de marcher contre l'ennemi ; qu'à cet égard, il existe tout au moins un doute dont ils auraient à bénéficier, qu'impressionnés vraisemblablement par le souci de faire des exemples dans une période critique de la guerre, et peu familiarisés avec le droit pénal, les juges du Conseil de guerre apparaissent avoir été dominés par le fait de non obéissance alors qu'ils devaient s'attacher en outre à l'élément intentionnel du crime ; que, dans ces conditions, la sentence rendue est sujette à faire l'objet d'un nouvel examen au point de vue de réformation :

 

Par ces motifs :

La Chambre des mises en accusation reconnaît qu'il y a lieu de décision nouvelle au sujet de l'affaire sus-visée.

Ordonne en conséquence, le renvoi du recours et de la procédure à la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation pour qu'il soit statué définitivement sur le fond par cette juridiction de jugement."

 

Qu'allait faire dans ces conditions la plus haute juridiction du pays ? Reprendre purement et simplement ces attendus présentant sous son véritable jour l'affaire des quatre caporaux de Suippes ? Du tout.

 

M. le conseiller Lecherbonnier, chargé du rapport, s'était cependant déclaré favorable à la révision.

 

Les conclusions de Monsieur l'avocat général Wattine paraissaient devoir entraîner la cassation des scandaleuses condamnations. Il disait, ce haut magistrat :

" La disposition exceptionnelle de l'article 20 de la loi du 29 avril 1921, permet d'envisager le point de fait sous toutes ses faces. C'est ainsi qu'à la faveur de cette disposition, on est amené à rechercher quelle était la situation morale des condamnés au moment où ils ont refusé le service qui leur a été imputé. Avaient-ils alors une conscience suffisante de leurs actes pour qu'on doive les considérer comme pleinement responsables ?

Non, répond sans hésitation aucune l'avocat général Wattine, s'appuyant sur les dépositions des chefs des pauvres victimes, les représentant au lendemain de l'attaque, exténués, découragés, démoralisés. "

 

"En présence de ces témoignages, écrit-il, on est autorisé semble-t-il, à demander à la Chambre Criminelle de décider que les quatre fusillés de Souin n'avaient plus conscience de leurs actes au moment où ils ont opposé une résistance passive aux ordres de leurs chefs et de réformer pour ce motif la décision qui les a condamnés.

C'est dans cet ordre d'idées que nous demandons à la Cour de tenir compte, autrement que ne l'on fait les juges du Conseil de guerre, de l'état de dépression allant jusqu'à l'inconscience dans laquelle se trouvaient les condamnés dans la fatale journée du 10 mars 1915. Il est, du reste, constaté que jusque-là ils avaient été de bons soldats. Lorsqu'ils ont failli, c'est dans un moment d'abattement qu'ils n'ont pu surmonter. Il n'est pas excessif de considérer qu'à ce moment ils étaient irresponsables."

 

En conséquence, le Procureur général requiert qu' il plaise à la cour de :

" Réformer la décision du conseil de guerre de la 60e division d'infanterie en date du 16 mars 1915 "

 

La Cour de Cassation n'en a pas tenu compte. Tant pis pour la justice ! Mais ce qui reste, c'est l'arrêt de Rennes : "La mémoire des quatre fusillés de Suippes émerge de la tombe sous un jour favorable". Il faut s'en souvenir !

 

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Dix ans ont passé. Aucune des quatre victimes n'a été réhabilitée.

Cependant

- La veuve de Sicard a reçu le titre de médaille militaire conférée à son mari à titre posthume. La citation est la suivante, datée du 24 décembre 1922 :

" Sicard Louis -- Victor -- François, caporal, brave, dévoué, tombé le 17 mars 1915 en accomplissant brillamment sans devoir devant Suippes "

 

- La famille Lechat a reçu le diplôme attribué aux familles des soldats morts au champ d'honneur.

 

- M. Lefoulon a obtenu le transport gratuit des restes de son fils.

 

- Mme Maupas et les trois autres familles des fusillés ont bénéficié pendant plusieurs années des avantages qui, en fait, supposent l'innocence des fusillés et exigent, en droit, leur réhabilitation officielle.

 

Enfin, le Conseil Général de la Manche, dans sa séance du 5 septembre 1923, a émis le voeu que le nom de Maupas figurât sur le monument élevé à l'École Normale de Saint-Lô à la mémoire des instituteurs morts pour la France.

Pour différentes raisons, ce dernier hommage a été différé. Pourtant, tout permet de penser que la réparation prochaine n'en sera que plus éclatante.

 

La loi du 3 janvier 1925 autorise, en effet, la Cour de Cassation à reprendre, toutes Chambres réunies, les affaires précédemment rejetées par la Chambre criminelle.

Le Garde des Sceaux a transmis à la Cour le dossier des quatre fusillés, établi de nouveau par la Ligue des Droits de l'Homme.

 

Souhaitons que cette fois justice sera faite !

 

 

 

 

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Les 4 hommes furent finalement réhabilités en mars 1934

 

 

Les autres « Affaires »

 

 

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