Les crimes des Conseils de guerre

(Le texte semble daté de 1925)

 

 

Vingré

 

 

Vingré !

Ce nom évoque un des crimes les plus effroyables de la guerre.

 

En novembre 1914, le 298e d'infanterie se trouvait dans l'Aisne.

Le 27, on laisse dans une tranchée de première ligne, en avant du village de Vingré, avec mission de surveiller l'ennemi à droite, un poste de cinq sentinelles doubles commandées par le caporal de Voguë. À sa gauche sont placées deux escouades, la 5e et la 6e, commandées respectivement par les caporaux Floch et Venat.

Tout semble calme.

 

Soudain, vers cinq heures du soir, sans qu'un coup de fusil ait été tiré, le poste du caporal de Voguë est surpris et enlevé. Les Allemands pénètrent brusquement dans les tranchées des 5e et 6e escouades.

Un cri retentit : "voilà les boches"

 

Instinctivement, nos soldats reculent dans le boyau. Ils arrivent ainsi jusqu'à l'abri de leur chef de section, le lieutenant Paulaud.

"Allons vers la tranchée de résistance" crie ce dernier.

L'ordre est aussitôt exécuté.

Paulaud y parvient un des premiers. Le commandant de compagnie l'y accueille mal.

"Eh bien, Paulaud, que signifie ? C'est du joli ! Allez immédiatement reprendre votre position".

Officier et soldats obéissent.

Les deux escouades rebroussent chemin et regagnent sans coup férir l'emplacement qu'elles occupaient.

L'incident était banal. Rien ne permettait de penser qu'il dût avoir des suites tragiques.

 

Cependant le colonel croit devoir signaler à la division l'enlèvement du poste commandé par le caporal de Voguë.

Le général de division Julien et le général de Villaret, commandant le corps d'armée, demandent des détails complémentaires. On les informe alors du mouvement de retraite exécutée par les 5e et 6e escouades.

 

Aussitôt un officier, le commandant Guignot, est chargé de procéder à une enquête. Mais on a soin de lui dire, ou de lui faire entendre ce que l'on désire : un exemple.

 

Ainsi préparé, il entend tout d'abord le lieutenant Paulaud, qui lui raconte les faits sans s'attribuer l'honneur d'avoir déterminé les hommes à remonter en ligne.

Auparavant, pour s'éviter toute contradiction, celui-ci avait d'ailleurs eu soin de prendre à part ses soldats et de leur recommander de ne pas le mettre en cause et d'alléguer une panique : « de toute façon, tout s'arrangera » concluait-il.

Les malheureux lui firent confiance.

 

Mais au surplus, ils n'eurent pas de grandes explications à donner, car le commandant Guignot, qui savait ce que l'on attendait de lui en haut lieu, ne s'attarda pas à leur demander des explications minutieuses.

Son rapport, dont l'original se trouve entre les mains de la veuve d'une de ses victimes, fut d'autant plus formel que son enquête avait été plus légèrement faite.

 

On y lisait entre autres choses ceci :

« Le lieutenant Paulaud, qui se trouvait dans l'abri de sa section, vit apparaître un groupe d'hommes descendants en désordre et en tumulte des tranchées de première ligne, par le boyau de communication. Il dut user de toute son autorité, appuyée par celle du lieutenant Paupier, commandant de compagnie, pour faire remonter les hommes et occuper la tranchée. »

 

Ce texte mettait l'officier hors de cause, mais accablait les soldats.

C'était précisément ce que le commandant Guignot voulait, ainsi qu'il résulte du fait suivant : un sous-officier de la compagnie, le sergent Grenier, informé de la tournure grave que prenait l'affaire, se présenta à lui pour déposer.

« Qui vous demande quelque chose ? Interrogea rudement le commandant.

- Mais, mon commandant...

- Si vous insistez, je vais prendre des sanctions contre vous. »

Grenier dut se retirer.

 

Cette intervention du sergent, Guignot l'a niée, il est vrai, à l'audience du Conseil de guerre de Clermont-Ferrand où fut jugé Paulaud. Mais de nombreux témoignages établissent qu'il a menti.

Il y a du reste, sur la manière dont cet officier procéda à son information, un autre témoignage que personne n'osera mettre en doute.

 

Dans son carnet de route (que j'ai feuilleté avec émotion ! ) le malheureux caporal Floch écrivait à la date du 28 novembre :

« J'ai été appelé par le commandant du 5e bataillon, qui m'a interrogé. Je n'ai pu lui dire que la vérité. Il m'a dit à plusieurs reprises de me taire, me disant que je comparaîtrais devant le Conseil de guerre parce que je m'étais sauvé. Je lui ai dit que j’avais été pris dans une bousculade et forcé de suivre. Il n'a rien voulu entendre »

Il n'a rien voulu entendre !

 

Résultat :

Cinq jours plus tard, le caporal Floch et ses camarades tombaient sous des balles françaises.

 

 

 

 

 

 

Pendant que le commandant Guignot se livre à ce simulacre d'enquête, les généraux Julien et Villaret, avec le précieux concours du lieutenant commissaire rapporteur Achalme, préparent le crime !

Et quel crime !

Ils décident que la Cour martiale devra condamner à mort les vingt-quatre hommes qui se sont repliés.

Aujourd'hui on cherche à nier le fait.

Mais trop de témoignages – que l'on ne saurait prétendre inspirés par l'esprit de parti – ne leur permettent pas.

 

L'abbé Dubourg, actuellement directeur des oeuvres de diocèse de Besançon, était aumônier de la division. Deux jours avant la réunion du Conseil de guerre, il rencontre sur une route un groupe d'officiers. Parmi eux se trouvait le colonel Pinoteau, commandant le 98e.

Celui-ci s'avance vers le prêtre :

« Monsieur l'aumônier, lui dit-il, prenez vos mesures. Nous allons avoir vingt-quatre exécutions.

- vingt-quatre !

- peut-être douze. »

 

Un peu plus tard, le même jour, le colonel Pinoteau aborde le lieutenant Paupier :

« Lieutenant, on va fusiller une escouade.

- Une escouade ! Mais non colonel, c'est douze hommes !

- On en fusillera au moins six », réplique le colonel.

 

Ces variations dans le chiffre des condamnés d'avance, s'expliquent par le fait que, depuis deux jours, une discussion se poursuivait entre le général de Villaret, qui voulait, en exemple, sacrifier les deux escouades, et quelques officiers soucieux de limiter le nombre des victimes. Ces derniers, finalement, l'emportèrent.

 

On s'arrêta au chiffre de six, et des ordres en conséquence furent donnés à la Cour martiale.

 

 

 

 

 

La Cour se réunit dans une salle d'école.

Président : le colonel Pinoteau ; deux juges : le lieutenant Diot et un adjudant tué depuis; commissaire du gouvernement : le lieutenant Achalme ; défenseur : le sous-lieutenant Bodé, que l'on avertit seulement deux heures avant l'audience de la mission qu'il doit remplir.

Il n'a le temps ni d'interroger les accusés, ni d'examiner les pièces du dossier.

 

Qu'importe !

 

Les auteurs de ce crime militaire s'efforcent aujourd'hui avec un déconcertant cynisme, de tirer argument de la plaidoirie prononcée le 2 décembre 1914 par le sous-lieutenant Bodé.

« À aucun moment, disent-ils, le défenseur n'a parlé d'ordre de repli. Il s'est borné à montrer que la peur était quelque chose d'indépendant avec la volonté, à quoi tout le monde peut succomber, et qu'il ne fallait pas tenir grief aux accusés de la panique qui s'était produite le 28 novembre ».

Il ne dit rien de plus parce que l'on s'était arrangé pour qu'il ne sache rien de plus. »

 

Et, de même qu'il n'y avait pas eu d'instruction, il n'y eut pas de débat.

 

 

Le lieutenant Achalme demanda pour tous les accusés la peine de mort.

Mais la Cour martiale avait reçu l'ordre d'appliquer le châtiment suprême à six seulement d'entre eux. Elle désigne Floch, Gay, Pettelet, Quinault, Blanchard et Durandet.

Pourquoi ? Nul ne sait. Ce fut l'oeuvre du hasard. Les juges eux-mêmes n'y attachèrent évidemment aucune importance.

L'exemple était aussi bon avec ceux-là qu'avec d'autres, n'est-ce pas ?

 

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L'arrêt rendu, on demande, dans la compagnie des condamnés, à un homme de bonne volonté pour les prévenir.

Le sergent Moncoudiol s'en charge.

Quand il pénètre dans la cave où les malheureux sont enfermés, une telle émotion l'étreint qu'il ne peut parler. D'un geste, il leur tend une feuille de papier, un crayon, une enveloppe.

« C'est pour apprendre à nos familles qu'on va nous fusiller demain, dit Gay. Pourtant on nous avait assuré que le jugement serait une simple formalité. »

 

Quinault prend la parole à son tour :

« Enfin, Moncoudiol, toi qui nous connais, toi qui nous as vu à l'œuvre, avec qui nous avons combattu, crois-tu que nous méritions la mort ?

- mais non, mon vieux Quinault. Et tous les copains jugent comme moi. D'ailleurs, on ne peut pas vous fusiller comme cela, bien que ce soit la guerre. Il y a une justice et d'un moment à l'autre votre grâce arrivera.

- C'est vrai, répond Quinault ; pour les assassins il en est ainsi. Mais, pour nous, l'aube viendra avant. Vois-tu Moncoudiol, ce n'est pas la mort qui nous effraie. Elle nous attend tous les jours. Nous l'avons frôlée souvent. Pettelet a été blessé. Moi aussi. Mais ce qui est cruel, c'est de songer que nous allons mourir fusillés par nos camarades, tués par ceux dont nous partagions les dangers, la vie. Cela, vois-tu, c'est horrible ! »

 

Moncoudiol, immobile, pleure. Il cherche des mots qui consolent et ne trouve pas.

 

« Nous, demain, nous n'existerons plus, poursuit Quinault. Mais nos familles, nos femmes, nos enfants, comment vont-ils apprendre cela ? Quelle honte pour nous de songer que nos gosses devront rougir de leur père ! »

 

Le sergent n'en peut plus. Les sanglots l'étouffent. Il quitte en chancelant la cave qui a déjà l'apparence d'un tombeau.

Les condamnés, restés seuls, écrivent leur dernière lettre.

Le caporal Floch qui, avant d'être mobilisé, exerçait les fonctions de greffier de paix à Breteuil, est le seul à posséder quelque instruction. Ses adieux à sa femme sont aussi son éclatante justification :

 

 

Vingré, le 4 décembre 1914.

Ma bien chère Lucie,

 

Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé.

Voici pourquoi :

Le 27 novembre, vers cinq heures du soir, après un violent bombardement de deux heures, dans une tranchée, et alors que nous finissions la soupe, des Allemands se sont amenés dans la tranchée, m'ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J'ai profité d'un moment de bousculade pour m’échapper des mains des Allemands.

J'ai suivi mes camarades, et ensuite j'ai été accusé d'abandon de poste en présence de l'ennemi.

Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de guerre. Six ont été condamnés à mort, dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. Mon portefeuille te parviendra et ce qu'il y a dedans.

Je te fais mes derniers adieux à la hâte, les larmes aux yeux, l'âme en peine. Je te demande, à deux genoux, humblement pardon pour toute la peine que je vais te causer et l'embarras dans lequel je vais te mettre...

Ma petite Lucie, encore une fois, pardon.

Je vais me confesser à l'instant, et j'espère te revoir dans un monde meilleur.

Je meurs innocent du crime d'abandon de poste qui m'est reproché. Si, au lieu de m'échapper des Allemands, j'étais resté prisonnier, j'aurais encore la vie sauve. C'est la fatalité.

Ma dernière pensée à toi jusqu'au bout.

                                                                                              Henri Floch

 

 

 

Et voici les adieux de Gay :

 

Ma chère femme,

 

Le 27 novembre, à trois heures du soir, l'artillerie allemande s'est mise à bombarder les tranchées pendant deux heures. La première section, qui était à notre droite, a évacué sa tranchée sans qu'on le sache.

Vers 5h 30 du soir, nous mangeons la soupe en veillant devant nos créneaux, quand tout à coup, les Allemands viennent par la tranchée de la première section. On nous croise la baïonnette en disant : "Rendez-vous ! Haut les mains ! On vous fusille !"

Je me suis vu prisonnier avec un autre de mon escouade. Je saisis un moment d’inattention pour m'échapper. Il y avait un pare-éclats en face de moi. Je me suis jeté en face, au risque de me faire tuer par les balles, et comme je n'ai plus vu de camarades, je suis descendu par la tranchée rejoindre ma section et nous sommes remontés pour réoccuper la tranchée.

Le lendemain, tous les officiers et chefs étaient bien à leurs postes et nous, pour ne pas être restés prisonniers des Allemands, nous avons passé en Conseil de guerre, toute la demi-section.

Tous les autres ont été acquittés et nous avons été six condamnés qui ne sont pas plus coupables que les autres, mais si nous mourons pour les autres, nous serons vengés par Dieu.

Pardonne-moi bien de la peine que je vais te faire, ainsi qu'à mes pauvres parents. Je n'ai pas peur de la mort, puisque je suis innocent du fait qu'on me rapproche.

 

 

 

 

 

 

La lettre de Quinault est peut-être plus émouvante encore dans son naïf langage :

 

Ma chère femme,

 

Je t'écris mes dernières nouvelles. C'est fini pour moi. C'est bien triste. Je n'ai pas le courage. Je me (ici sont quelques mots illisibles). Pour toi tu ne me verras plus.

Il nous est arrivé une histoire dans la compagnie. Nous sommes passés vingt-quatre en Conseil de guerre. Nous sommes six condamnés à mort. Moi je suis dans les six et je ne suis pas plus coupable que les camarades, mais notre vie est sacrifiée pour les autres.

Ah ! Autre chose : si vous pouviez m'emmener à Vallon. Je suis enterré à Vingré.

Dernier adieu, chère petite femme. C'est fini pour moi. Adieu à tous, pour la vie.

Dernière lettre de moi, décédé au 298e régiment d'infanterie, 19e compagnie, pour un motif dont je ne sais pas la raison. Les officiers ont tous les torts et c'est nous qui sommes condamnés pour eux. Ceux qui s'en tireront pourront te raconter. Jamais j'aurais cru finir mes jours à Vingré et surtout d'être fusillé pour si peu de chose et n'être pas coupable.

Ça ne s'est jamais vu, une affaire comme cela.

Je suis enterré à Vingré !... Ah ! Autre chose, si vous pouvez m'emmener à Vallon ! »

 

À cette heure suprême, sa pensée se tournait vers le petit cimetière de son village de l'Allier, où il lui semblait que l'éternel sommeil serait plus paisible.

 

S'il avait su !

S'il avait su que lorsque "l'affaire" serait connue à Vallon, le curé refuserait de célébrer un service funèbre à sa mémoire, que les boutiques des marchands se fermeraient devant sa femme, que son fils serait mis en quarantaine à l'école, qu'on lui jetterait la pierre, et enfin que ses êtres si chers devraient fuir devant cette haine sauvage...

 

 

 

 

 

La nuit vient, passe.

Voici le matin du 4 décembre.

Les condamnés ont gardé une lueur d'espoir. Le sergent Moncoudiol leur a dit : « on ne peut pas fusiller comme cela, bien que ce soit la guerre ».

Le lieutenant Paulaud leur a assuré que : « tout ça s'arrangera ».

Un cliquetis d'armes les arrache de leur torpeur. La porte s'ouvre. Un adjudant s'avance. Mais ce n'est pas leur grâce qu'il apporte. Il vient leur dire que l'heure est venue, qu'ils vont mourir.

Résignation ou stupeur, aucune plainte…

Ils se lèvent, sortent, tête nue, en manche de chemise, sous le vent glacial et marchent, le front haut vers le terrain où doit avoir lieu l'exécution, au bas du village de Vingré, à 400 m des lignes ennemies.

Le haut commandement a décidé de donner à cette tragédie le caractère d'une grande solennité militaire. Ne s'agit-il pas d’un exemple ? Toutes les compagnies disponibles forment le carré ; on a placé la compagnie à laquelle appartenaient ceux qui vont mourir au premier rang.

Pendant la nuit six poteaux ont été dressés. D'un pas ferme les six condamnés vont s'y adosser.

 

On les attache.

 

Un commandement. Le crépitement des balles. Les six hommes sont morts.

 

Alors se produit ceci : tous les hommes de la 19e compagnie éclatent en sanglots. L'émotion gagne de proche en proche, si vite que les officiers sont impuissants à la réprimer. Devant cette manifestation unanime, le colonel Pinoteau ne sait quelle attitude prendre.

Seul le commandant Guignot va et vient, satisfait.

Apercevant le lieutenant Paupier, qui baisse la tête pour ne pas voir l'affreux spectacle, il lui donne un coup section le menton : « Paupier, relevez la tête ! »

 

 

 

Au cours de mon enquête sur l'affaire de Vingré, j'ai tenu à entendre celui qui, dans l'ordre des responsabilités, partage la première place avec le général de Villaret : M. le substitut Achalme.

 

Je l'ai trouvé dans son cabinet de Saint-Étienne, examinant un dossier :

« Monsieur le Substitut, en novembre 1914, au Conseil de guerre de Vingré, qui condamna à mort six soldats dont l'innocence a été par la suite reconnue, vous avez occupé les redoutables fonctions de commissaire du gouvernement. C'est à ce sujet que je voudrais vous interroger ».

 

M.Achalme parut me demander un instant s'il parlerait ou s'il se tairait.

 

« Substitut à Bourg, dit-il enfin, mobilisé comme lieutenant dans un régiment de la 63e division d'infanterie, le général me fit appeler un jour pour me demander de bien vouloir suivre les affaires du Conseil de guerre. J'acceptai étant entendu que ce ne serait qu'à titre provisoire. Je ne me sentais aucun goût pour cette besogne.

- Comme je vous comprends !

- Le 30 novembre dans l'après-midi, j'ai reçu du général de division...

- Le général Julien.

- Ne mettons pas de nom si vous le voulez bien... l'ordre de réunir, pour le lendemain, le Conseil de guerre ; il s'agissait de juger les hommes qui avaient abandonné une tranchée. Je me rendis à Vingré où j'arrivai à six heures du soir. Vingt-quatre hommes étaient inculpés. Bien que ce ne fût pas pour moi une obligation, je passai la nuit à les interroger tous. Aucun d'eux ne me parla de l'ordre de repli donné par le lieutenant Paulaud.

- Avez-vous entendu des témoins ?

- Non, mais j'ai dit aux inculpés et aux défenseurs que je me mettais à leur disposition pour faire entendre à l'audience tous les officiers, sous-officiers et soldats dont il considéreraient le témoignage utile.

- On ne vous en indiqua pas ?

- Aucun.

- Sur quoi vous êtes-vous appuyé pour requérir devant la Cour martiale ?

- Je me suis appuyé sur les pièces du dossier, sur les rapports du commandant de compagnie et du chef de bataillon. Je n'avais rien d'autre à ma disposition. Ces documents établissaient clairement le crime d'abandon de poste.

- Vous aviez devant vous vingt-quatre inculpés. Six seulement ont été condamnés à mort. Quelles ont été vos réquisitions ?

- J'ai laissé le Conseil libre de prononcer les peines.

- Sur quoi les juges se sont-ils basés pour condamner le caporal Floch, les soldats Quinault, Blanchard, Pettelet, Durandet et Pierre Gay ?

- Le Conseil s'est trouvé dans une situation fort embarrassante. Les juges ont estimé qu'il était inadmissible que les vingt-quatre hommes fussent au même titre responsables de la panique. Ils ont cherché à s'éclairer. Après la plaidoirie même, on a fait revenir à la barre le sergent Diot et le sous lieutenant Paulaud. Le président leur a demandé une dernière fois de renseigner les juges. Ces témoins ont conservé une attitude impassible. Aucun d'eux n'a dit mot pour sauver les accusés. Le Conseil, dans ces conditions, a condamné les hommes qui se trouvaient le plus près des Allemands.

- Pourquoi ce chiffre de six ? »

M. le Substitut Achalme ne peut dissimuler l'embarras que lui cause ma question. Je me décide à lui venir en aide.

« Est-ce que le nombre de six n'avait pas été fixé par le général de division ? »

Je regarde dans les yeux M. le Substitut. Il n'ose nier. Il cherche une formule.

« Je ne sais si le haut commandement avait donné des ordres secrets au président de la Cour martiale. Moi, je n'en ai reçu aucun.

- Vous ne pouvez ignorer ce fait : il a été établi par l'enquête de révision. Vous ne pouvez ignorer non plus la déclaration du général Linder : "Paulaud a manqué de caractère au cours de l'instruction. Pour décharger sa responsabilité, il a cru devoir charger les hommes qui étaient sous ses ordres et abonder dans le sens de ses chefs qui voulaient une condamnation."

 

À cette question, M. Achalme se garde de répondre.

 

« Si j'avais connu, me dit-il, la phrase prononcée par Paulaud après l'arrêt : "on vient de condamner des innocents" je vous jure que j'aurais immédiatement adressé un rapport à mes chefs et que l'exécution n'aurait pas eu lieu... On nous accable aujourd'hui, mais on nous juge sans tenir compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont passés il y a sept ans.

En novembre 1914, les chefs prenaient encore à la lettre l'ordre de Joffre du 5 septembre : "il faut se faire tuer sur place plutôt que de perdre un pouce de terrain". Nous étions à ce moment la seule division ayant réussi à traverser l'Aisne. Nos chefs ne comprenaient pas la guerre. Ils imaginaient que la perte d'une tranchée constituait un désastre.

- Tout cela n'était pas une raison suffisante pour fusiller des innocents.

- Je suis le premier à reconnaître que l'arrêt de réhabilitation a été une mesure de justice, surtout après l'abandon des poursuites contre le caporal de Voguë. Voyez-vous, l'institution des Cours martiales a été une lourde faute. La responsabilité en incombe une bonne part au pouvoir civil qui a eu le tort d'abandonner ses droits aux mains de l'autorité militaire. »

 

Telle est fidèlement reproduite la conversation que j'eus avec le commissaire du gouvernement à Vingré.

 

 

 

 

 

Examinons maintenant ses déclarations.

Non sans quelque timidité, M. Achalme dit avoir ignoré que le commandement, avant l'audience, avait fixé le nombre des hommes à condamner.

Ce n'est pas exact. Un parlementaire, plaidant sa cause, ma affirmé : « S'il n'y a eu que six condamnations, c'est surtout grâce à M. Achalme qui, avant l'audience, est intervenu auprès des généraux Julien et de Villaret pour que l'on ne maintint pas le chiffre de 12 hommes qui semblait définitivement arrêté ».

Au surplus, comment M. Achalme eût-il pu ignorer ce que tant d'autres moins bien placés que lui pour être renseignés, savaient ?

Devant le général Linder, le docteur Raymond, de Vichy, aide-major au 298e, a déposé devant l'enquête de révision :

« Apprenant un soir que plusieurs hommes de la 19e compagnie du 298e allaient être jugés par le Conseil de guerre, je me rendis au centre du village de Vingré. J'étais fort étonné de cette nouvelle, car je n'avais pas entendu dire que des hommes s'étaient rendus coupables d'un délit passible du Conseil de guerre. Mais mon étonnement devint de la stupéfaction quand, voyant s'avancer sur la route de Vic sur Aisne un aumônier militaire, et lui demandant ce qui l’amenait, il me répondit que le lendemain six au moins de ces hommes allaient être fusillés, peut-être douze.

J'affirme que ce propos a été tenu avant l'ouverture du Conseil de guerre, et je me souviens de l'émotion douloureuse que j'ai ressentie en voyant passer, quelques minutes après, les malheureux inculpés qui se rendaient vers la maison du colonel, sans se douter du sort qui les attendait ».

 

M. Achalme prétend avoir laissé le Conseil libre de juger. Est-ce vrai ?

 

« Non » répond le témoin C.H. Viellay, ex sergent-major à la compagnie à laquelle appartenaient les six victimes et qui assista à l'audience. « Pour ne pas se tromper, a-t-il écrit, le commissaire du gouvernement a requis la peine de mort contre tous les accusés, plus de vingt ».

 

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La vérité est que le lieutenant Achalme n'a rempli ni son devoir de soldat, ni son devoir de magistrat.

 

Après avoir reçu le rapport du commandant Guignot, le général Julien avait délivré contre les hommes des 5e et 6e escouades un ordre d'informer qui les rendait justiciables du Conseil de guerre prévu par le décret Millerand, où ils eussent bénéficié de quelques garanties : instruction préalable, délai de vingt-quatre heures entre la citation et l'audience, nombre de juges : 5 au lieu de 3. Cet ordre d'informer, le général de Villaret, dans sa hâte de faire un exemple, le déchira pour y substituer, bien qu' il n'y eut pas flagrant délit, un ordre de mise en jugement direct devant une Cour martiale.

Mais c'était précisément le rôle des magistrats mobilisés dans les Conseils de guerre de redresser les erreurs commises par les généraux ignorants, insouciants ou inhumains.

 

Ce rôle, M. Achalme ne l'a pas rempli. Il s'est servilement prêté à une fantaisie sanguinaire. Il est complice.

 

 

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Au surplus, pour apprécier les responsabilités, on possède un document si net, si terrible dans sa modération, qu'il ne permettra pas à la justice de se dérober indéfiniment à son devoir, lequel n'est pas seulement de réhabiliter les innocents, mais aussi de frapper les coupables.

 

 

Ce document, on le trouve au Journal Officiel du 18 février 1921, et c'est l'arrêt de la Cour de Cassation dans l'affaire des martyres de Vingré :

            Attendu que par jugement du Conseil de guerre spécial de la 63e division d'infanterie, en date du 3 décembre 1914, le caporal Floch (Paul), et les soldats Gay (Pierre), Pettelet (Claude), Quinault (Jean), Durandet (Jean) et Blanchard (Jean-Marie), tous du 298e R.I., ont été condamné à la peine de mort pour abandon de poste devant l'ennemi ; que ce jugement a reçu son exécution le lendemain à l'égard de tous les condamnés qui ont été passés par les armes.

            Attendu qu'il résultait du rapport dressé en vertu de l'article 108 du code de justice militaire que le 27 novembre 1914, une tranchée de première ligne, située en avant du village de Vingré (secteur de la Maison détruite), et à laquelle on accédait par un boyau central, était occupée dans sa partie gauche par une demi section du 298e R.I. (5e et 6e escouades), et dans sa partie droite par une autre demi section du même régiment (3e et 4e escouades) ; que cette partie droite, ayant été violemment bombardée par l'artillerie allemande, avait dû être évacuée dans l'après-midi, et qu'on n'y avait laissé qu'un caporal et quatre sentinelles doubles ; que vers 5 heures du soir, les Allemands s'étaient brusquement emparés de ce petit poste sans qu'un coup de fusil ait été tiré ; que, grâce à cette surprise, ils avaient pu s'infiltrer dans la partie gauche de la tranchée et tomber à l'improviste sur les hommes des 5e et 6e escouades qui, pris de panique, s'étaient enfuis par le boyau central jusqu'à la tranchée de deuxième ligne, d'où les officiers avaient éprouvé de grandes difficultés pour les faire remonter en première ligne.

Que vainement, le sous-lieutenant Paulaud, chef de section, leur avait crié d'avancer ; qu'ils n'avaient pas exécuté cet ordre, et que cet officier, quand il s'était précipité pour aller réoccuper la tranchée, n'avait été suivi que par un seul soldat.

            Attendu que cette dernière partie du rapport précité était empruntée à la déposition faite par le sous-lieutenant Paulaud, le 1er décembre 1914, devant le commissaire rapporteur, que cette déposition avait été sévère pour les inculpés et lui-même l'a reconnu dans l'enquête de révision. Que cet officier peut donc être considéré comme ayant été un des principaux témoins de l'accusation.

            Attendu que l'autorité de son témoignage – qui N'A PAS ÉTÉ CONTRÔLÉ DANS L'INFORMATION DE 1914 et qui n'a pas été confirmé par aucun témoin ou inculpé alors entendus par le lieutenant rapporteur – a été contestée par les dépositions de plusieurs témoins au cours des deux enquêtes de révision ; que, notamment, les caporaux Lafloque, Bardet, le sergent Rimaud et le soldat Darlet, ayant appartenus en cette qualité au 298e R.I., les trois premiers non entendus dans les instructions préalables et définitives, ont déclaré :

« que les hommes des 5e et 6e escouades, surpris par les Allemands, avaient reflué de la tranchée de première ligne vers le boyau de communication où ils s'étaient heurtés aux hommes des 7e et 8e escouades qui, aux cris de : "Voilà les Boches !", étaient sortis de leurs abris situés à 60 mètres de ladite tranchée ; qu'il s’en était résulté une confusion et QU'À CE MOMENT LE CHEF DE SECTION, le sous-lieutenant Paulaud, sortit de son abri voisin, LEUR AVAIT DONNÉ L'ORDRE DE SE REPLIER SUR LA TRANCHÉE DE RÉSISTANCE ; QUE CET OFFICIER ÉTAIT PARTI LUI-MÊME PRÉCIPITAMMENT ET L'UN DES PREMIERS DANS CETTE DIRECTION.

            Attendu que le lieutenant Paupier qui commandait la compagnie et se trouvait dans la tranchée de résistance, a déclaré QU' EN EFFET LE SOUS-LIEUTENANT PAULAUD ÉTAIT ARRIVÉ L'UN DES PREMIERS DANS CETTE TRANCHÉE, QU'Il LUI AVAIT DRESSÉ UNE OBSERVATION À CE SUJET ET QUE, quelques instants après, TOUS LES HOMMES, sur l'ordre que lui-même leur avait donné, ÉTAIENT REMONTÉS EN PREMIÈRE LIGNE, à la suite de leur chef de section.

            Attendu que le sous-lieutenant Paulaud a, dans les deux enquêtes de révision, protesté contre ces dépositions et nié spécialement avoir donné un ordre de repli ; mais en admettant même que l'ordre de repli n'ait pas été donné par lui, il n'en demeure pas moins constant que cet ordre a été proféré et entendu par les hommes comme s'il émanait d'un supérieur, et qu'on ne serait dans ces conditions leur faire un grief de l'avoir exécuté.

            Attendu que le dit ordre, inconnu du Conseil de guerre, constitue un fait nouveau de nature à établir l'innocence des condamnés dans les termes de l'article 443, 4e, du Code d'instruction criminelle ; que le sous-lieutenant Paulaud lui-même a exprimé sa conviction de l'innocence des condamnés quelques instants après leur exécution, dans des conditions de sincérité qui ont été rapportées par un témoin de l'enquête et qu'il a affirmé de nouveau cette conviction à diverses reprises dans ces dernières dépositions.

            Attendu qu'en l'état des constatations qui précèdent, et sans qu'il soit besoin d'examiner les deux autres faits invoqués comme nouveaux, il y a lieu d'accueillir la demande en révision dont la Cour est saisie.

            Et vu l'article 445, paragraphe 8, du Code d'instruction criminelle ;

            Attendu qu'en raison du décès des condamnés, il y a impossibilité de procéder à de nouveaux débats ; qu'il appartient en conséquence à la Cour de Cassation de statuer au fond sans renvoi, en présence des parties civiles et du curateur nommé par elles à la mémoire des morts.

            Par ces motifs :

            Casse et annule le jugement du Conseil de guerre spécial de la 63e division d'infanterie en date du 3 décembre 1914, qui a condamné le caporal Floch et les soldats Gay, Pettelet, Quinault, Blanchard et Durandet à la peine de mort.

            Décharge leur mémoire de cette condamnation.

            Ordonne l'affichage du présent arrêt dans les lieux déterminés par l'article 446 du Code d'instruction criminelle et son insertion au Journal Officiel ; ordonne également que le présent arrêt sera imprimé ; qu'il sera transmis sur les registres du Conseil de guerre de la 63e division d'infanterie, et que mention en sera faite en marge du jugement annulé.

            L'arrêt, statuant sur les conclusions des parties civiles, alloue ensuite, à titre de réparation :

1 - à chacune des dames Rose Meuchard (veuve Floch) ; Marie Pettelet (veuve Pettelet) ; Marie Minard (veuve Gay) ; Nathalie Greuzat (veuve Quinault), Michelle Destage (veuve Blanchard) ; Claudine Drizard (veuve Durandet), une pension annuelle et viagère de 1000 francs.

2 - à chacun des trois mineurs Pettelet et Durandet une pension annuelle de 1000 francs, le payement de cette pension devant cesser à leur majorité.

 

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C'est là un commencement de justice. Ce n'est pas toute la justice. On veut bien enfin reconnaître l'innocence des condamnés.

Mais les autres ?

Mais ceux qui ont donné l'ordre de les condamner ?

Mais ceux qui ont obéi ?

Mais le commandant Guignot qui, ayant mission de procéder à une enquête, n'a entendu aucun témoin, a refusé d'entendre ceux qui s'offraient, qui a accepté sans examen une version suspecte parce qu'il savait que le haut commandement voulait un exemple, qui n'a pas daigné écouter les explications des accusés, et par sa déshonorante servilité, les a envoyés à la mort ?

Mais le lieutenant rapporteur Achalme, qui n'a pas même contrôlé ainsi que le reconnaît l'arrêt de la Cour de Cassation le témoignage intéressé du sous-lieutenant Paulaud et, dans une affaire capitale, s'est borné à un simulacre d'instruction ?

Mais les généraux Julien et de Villaret qui, d'avance, ont ordonné l'exécution de tous les soldats des 5e et 6e escouades et ne se sont résignés au chiffre de six victimes qu'à titre de transaction ?

Mais le colonel Pinoteau, président de la Cour Martiale qui a accepté de condamner par ordre et poussé son infâme obéissance jusqu'à priver les accusés de moyens de défense ?

 

Est-ce la main de la justice ne s'abattra pas sur ces hommes ?

 

 

 

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