En Champagne

 

 

 AVEC LE 329e RI   de  Jacques MEYER

 

 

Les boyaux devant Perlhes-les-Hurlus.

 

Ils sont de moins en moins hauts, de moins en moins larges, de moins en moins propres, de moins en moins secs.

Des détours et des coudes brusques. Des routes franchissent le boyau par des ponts en planches renforcées de terre, des pistes le rejoignent en pente douce. Quelques éclatements, çà et là, ont éboulé les parapets taillés à arêtes vives dans la marne. Un cheval crevé est tombé en travers du boyau, et l'obstrue. Plus loin, il se fait souterrain pour quelques mètres, et les flaques qui n'ont pu sécher le transforment en véritable lac.

De vieux équipements, des armes hors d'usage parsèment le sol; des ordures aussi, sans nombre. Un isolé entre deux gendarmes. Le premier mort, à peine entrevu, pâle figure de cire, allonge sur le parapet des membres raidis. Une ouverture béante et noire, avec des marches qui conduisent on ne sait où, et tout près, un tas de pansements, jaunes et rouges de sang et de pus, exhale une odeur infecte : un poste de secours. En se haussant par-dessus le parapet, on a des échappées sur un paysage désolé, des lignes blanches sur fond grisâtre qui sont d'autres boyaux, des arbres édentés avec des branchages sans feuilles.

 

Soudain, le boyau se termine, c'est la sortie au grand jour, c'est Perthes-les-Hurlus une grande route blanche et boueuse, comme elles sont toutes par ici; ses talus, où se dressent encore quelques rares pans de mur, sont des tranchées abandonnées ; d'immenses cratères, à intervalles irréguliers, la bordent, la rongent et la coupent en tronçons inégaux : les entonnoirs.

Et tout cela c'est l'ancienne première ligne boche conquise le 25 septembre, il y a deux jours de cela, il y a un siècle plutôt, car déjà se dessèchent les morts épars et abandonnés, et la vie a repris en dehors et au-dessus d'eux: des corvées de ravitaillement, en file indienne, s'affairent sur la route dangereuse, ou se groupent près d'immenses tonneaux d'eau potable en vrac sur le talus, et les éclatements des fusants boches ponctuent le tout, indistinctement, de leurs panaches clairs ou bruns.

Les réserves dans les carrières de la route de Souain à Tahure.

 

Des bouquets d'arbres, en bordure de ce qui fut une route départementale, les tronçons d'une voie de Decauville, et, dans deux cirques naturels au pied d'une pente blanchâtre et continue, une agitation insolite. Ce sont les fameuses carrières où les postes de commandement des brigades et les postes de secours de nos régiments voisinent avec des éléments du Corps d'Armée de gauche, des Bretons des 19e et 116e régiments d'infanterie.

La pente elle-même est creusée sur toute son étendue, ruche aux alvéoles insolites, d'une infinité de niches occupées par les hommes des compagnies de réserve. Des groupes de cavaliers, avec leurs chevaux, de ceux-là qu'on amassés par divisions entières pour le cas d'une percée, jettent la note étincelante et imprévue des aciers et des cuivres dans ce paysage tout de grisaille. Et sans arrêt, au poste de secours, tapi comme dans le bas d'une falaise, continuent à affluer un à un, particules douloureuses et meurtries se détachant du champ de bataille, invisible là-haut sur la butte, les blessés pitoyables et sanglants : un, entr'autres, que je ne puis chasser de mon souvenir, pâle à défaillir, et soutenant de son bras intact une main mutilée, qui n'est plus qu'une masse horrible et méconnaissable de chair et de sang...

 

 

 

Sur la butte de Tahure (28 septembre).

 

D'abord, un passage facile, tant que nous gravissons la pente, et que se rapprochent fumée et tonnerre.

Et puis la pente s'adoucit, un dernier talus, celui de la route de Somme-Py, où, hier, un obus a éclaté qui a tué cinq officiers de l'état-major du régiment : le colonel, son capitaine-adjoint, un commandant, le porte-drapeau, le capitaine mitrailleur, et mis le drapeau en miettes.

Comme le nageur, avant de plonger, il faut, au moment d'aborder le redoutable inconnu, faire une longue aspiration d'énergie. A quinze cents ou deux mille mètres, une ligne sombre de bois ferme l'horizon. Jusque là-bas, la plaine, barrée et comme mouchetée, tachetée de panaches de toutes les couleurs, formant à la fois sur le sol et dans le ciel des alignements presque impeccables, des quinconces presque réguliers...

Quelque part est la ligne - s'il est possible qu'il y ait là même une apparence de ligne, que nous devons renforcer. Et déjà, courbant le dos, baissant la tête, nous filons en une course éperdue, tombant dans un trou d'obus, trébuchant sur un cadavre bleu, assourdis, secoués par le vacarme des explosions à droite, à gauche, en avant, en arrière, couverts de terre et de suie, et gardant pourtant une conscience anormalement grossie et distincte de détails infimes et presque grotesques, le fil téléphonique traînant à terre, une courroie de mon sac qui s'est rompue et que je dois retenir de la main, et arrivant finalement, intact au sortir de cet enfer, « à la ligne », c'est à dire à quelques trous vaguement alignés; par endroits, deux ou trois de ces trous réunis forment une sorte de fosse avec, au fond, des formes bleues recroquevillées, immobiles, des sacs, quelques boîtes de singe... Je voudrais me rendre compte de l'étendue de la ligne, mais des jurons énergiques, jaillissant du fond des trous, m'obligent à plonger dans l'un d'eux qu'occupent seulement deux poilus.

 

Ils m'expliquent qu'il est absolument impossible de circuler ici en plein jour, même de trou à trou, sans se faire saluer par les mitrailleuses du bois de droite, et même sans faire arroser le secteur de quelques percutants. J'essaie donc, pour faire ma liaison avec nos prédécesseurs, de faire passer un bout de papier jusqu'à leur chef. Du trou voisin, un poilu, interpellé à mi-voix, sort un bras prudent, et mon papier me revient au bout d'une demi-heure, avec un accusé de réception du sergent-major qui commande la 22e, les quatre officiers et l'adjudant ayant été tués ou blessés la veille au soir, avec deux bons tiers des « bonhommes », à l'attaque de la tranchée de la Vistule.

 

Journée lente, lourde, terrible de monotonie et d'appréhensions. Le soleil de midi tape ferme et accentue encore la torpeur.

Des moments de sommeil, j'ignore de quelle durée. Mes deux compagnons et moi nous mangeons, à même la boîte, prise sur un mort, un peu de singe desséché. De temps en temps, je glisse un coup d'oeil au dessus du parapet, et ne vois toujours devant moi que la masse vert sombre des bois que tiennent les Boches et les lignes inclinées du terrain qui descendent vers le ravin où se cache le village de Tahure.

C'est bien çà la guerre : du silence coupé de sonorités brutales ; pas trace de vie : les seules fermes visibles à l'horizon sont des fermes inertes. Dans l'après-midi, un mot du sergent-major « Est-il vrai qu'on attaque à 4 heures ? »

Qui expliquera jamais l'origine d'un tuyau « éclos en plein isolement, alors que pas un agent de liaison ne peut parvenir jusqu'ici », et qui s'est propagé tout le long de la ligne, malgré la distance qui sépare chaque trou du voisin. Je réponds que j'ignore tout et n'ai d'ailleurs reçu aucun ordre.

Et je n'en entends plus parler. Plus tard, un avion a bourdonné sur nos têtes. Un trait brillant qui part de l'avion, une fumée qui le suit, sans doute un signal pour l'artillerie. Et, en effet, quelques minutes après, le bombardement commence, manifestement dirigé contre nous : les premiers obus éclatent en avant ou en arrière, ou bien trop à gauche ou à droite, mais déjà ils n'ont plus ce vrombissement particulier des gros obus en cours de route qui passent très haut sur les têtes avec un halètement rauque de locomotive ; non, c'est le sifflement du projectile à bout de course, dont la trajectoire descend, rapide, vers le sol; et puis, tout de suite après, c'est le fracas déchirant de l'explosion, et la fumée suffocante et lourde qui rampe longtemps sur le sol.

Et le tir se fait plus précis, les éclatements plus proches; ça y est, nous sommes en plein dans la fourchette. Pendant une heure nous avons été « sonnés », bien vite étourdis, engourdis par ce bruit et ces odeurs de poudre et de soufre : et, comme mes deux « bonhommes » étendus, l'un à plat ventre avec son sac sur la tête, et l'autre enseveli dans sa toile de tente pour ne plus rien voir et entendre le moins possible, j'étais moins qu'un être humain, plutôt un pauvre animal qui se cache, pour être oublié par le destin mauvais, mais meurtri brutalement en pleine chair, en pleines entrailles par chaque éclatement proche, dont le sol transmet les ondes en autant de vibrations douloureuses...

 

 

Nous sommes relevés dans la nuit du 30 par le 51e régiment d'infanterie, et nous redescendons pour quelques jours, afin de nous reformer plus que nous reposer, au bois des Baissons, en bordure de la Voie Romaine, derrière Perthes.

 

Nous remontons le 5 octobre.

Reconstitués tant bien que mal avec des renforts dont les deux tiers n'ont encore jamais vu le feu, nous sommes partis dans la soirée du 5, ne connaissant guère qu'une vague direction de marche.

Nous serons en réserve, paraît-il, tout au moins pour commencer. On part en colonne par deux, et les outils de parc portés sur l'épaule redressent les silhouettes, que le poids du sac et du fusil semble incliner vers le sol. Nous suivons longtemps, à n'en plus finir, la voie du Decauville.

Souvent, un pied bute contre une traverse : un juron, et puis, de nouveau, le silence.

Parfois l'aboiement quadruple et la quadruple flamme d'une salve de batterie. De vagues relents flottent dans l'air, d'une saveur un peu âcre : j'éprouve quelques picotements à la gorge, je ne dis rien pour n'effrayer personne, mais, dès cet instant, je pense aux lacrymogènes.

A la hauteur de Perthes, l'odeur se fait plus piquante, un peu sucrée en même temps, inquiétante comme une odeur de fruits trop mûrs; les yeux se mouillent, on tousse; on éternue, et de partout à la fois part le mot que j'attendais : « Les gaz! les gaz ! »

Je recommande aux hommes de mettre seulement les lunettes, car le bâillon qui sert de masque, et qui s'attache derrière la tête, n'est vraiment pas d'un emploi facile ; et, d'ailleurs, c'est surtout les yeux qui ont quelque chose à redouter. Juste à ce moment, il a fallu quitter la route, et s'engager en rase campagne en franchissant l'ancienne tranchée boche par une planche étroite en équilibre instable, et où l'on ne pouvait se risquer plus d'un à la fois.

Aussi, les distances s'allongent elles dans une progression constante, et chaque homme, hanté par la crainte de perdre la compagnie, court à perdre haleine, s'affale de tout son long dans les entonnoirs multiples, et repart aussitôt couvert de terre, haletant, essoufflé, pour retrouver le camarade de rang, et ne pas rester seul dans l'obscurité et l'inconnu. Enfin, à force de marcher et de marcher encore et de s'enfoncer plus avant dans la plaine indéfinie, illimitée, les tronçons du serpent se sont ressoudés, et le contact est repris, et l'on marche, encore, toujours.

L'odeur de pommes à cidre s'est dissipée et sous la lune qui parfois se découvre, blafarde entre deux nuages, le vent n'apporte plus que l'écho d'un grondement lointain, où se détachent en notes sèches les départs des 75 plus proches.

Bien que je sache, par expérience, combien la fatigue de la marche fait rapidement perdre la notion du temps, celui-ci me paraît démesurément long ; le petit jour ne semble plus très éloigné, et nous n'avons pas l'air d'être près d'arriver là où l'on nous attend

.

Une inquiétude vague se glisse en moi : Si nous nous étions perdus !!

G... qui ne dit rien, a sûrement la même pensée. Soudain, un arrêt brutal dont le reflux fait piquer du nez chaque rang sur celui qui précède. L'arrêt se prolonge : il y a sûrement quelque chose d'anormal. Je cours aux renseignements et n'ai pas besoin d'aller très loin pour me rendre compte la compagnie de tête, qui est beaucoup plus proche de nous que je ne le supposais, ayant distingué devant elle une troupe en marche, l'a rejointe et a rencontré, -- la chose est fantastique - la dernière compagnie du régiment. Depuis peut-être une heure, nous tournons sur place, en un cercle presque parfait, puisque nos deux extrémités viennent de se rejoindre. Nos guides se sont totalement égarés, et maintenant ne savent plus que faire.

La situation n'est pas réjouissante : le jour poindra dans deux ou trois heures, et peut être nous surprendra près des lignes boches, formant la plus belle des cibles pour leur artillerie. Qui sait même, car le nouveau front est encore discontinu, si les lueurs fulgurantes qui rougeoient à droite et à gauche sont celles des batteries de 75... ou de 77 ?

Et le colonel, celui-là seul qui nous tirerait de là, est parti reconnaître notre nouvel emplacement. Mais peut-être ne sommes-nous pas très loin de lui; et, malgré le danger qu'il peut y avoir à signaler notre présence, le lieutenant D... se décide à donner quelques coups de sifflet dans toutes les directions. Aucun écho ne lui répond d'abord; mais bientôt, dans le silence total, car tout le monde a compris qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire, un son lointain tremble, nous arrive : c'est la corne du colonel, qui nous est la plus douce et la plus harmonieuse des musiques.

Nous avons occupé successivement des emplacements en réserve dans le bois des Rats, au pied des Deux-Mamelles, puis au bois des Lièvres, en bordure de la route de Perthes à Tahure, partout copieusement marmités.

Cependant que les éléments du 2e Corps d'Armée commencent à monter en ligne, notre brigade a été chargée d'attaquer l'ouvrage dit « la Brosse-à-Dents », à cause de la forme des tranchées qui le sillonnent.

C'était, avant le recul des Allemands, une de leurs positions d'artillerie dominant deux ravins qui se coupent à angle droit : celui de la Dormoise, face au nord, celui de la Goutte, face à l'est. Ma compagnie, mise à la disposition du 228e régiment d'infanterie, y prend position, après que deux compagnies du 228e ont tué, blessé ou fait prisonniers les hommes du bataillon boche qui tenait là garnison.

 

12 octobre (le soir).

Mes bonhommes viennent de partir à la soupe : ils ne seront pas de retour avant 2 ou 3 heures du matin, après six ou sept heures de marche dans les pires conditions le piétinement épuisant dans les boyaux, ou bien les marmites en rase campagne. Par-dessus le marché, au retour, pour peu que leur cortège se dessine dans la pleine lumière d'une fusée, les hommes de ma 2e section vont infailliblement se faire massacrer, car leur tranchée, à peine ébauchée la nuit dernière, est dominée par la tranchée boche, à trente mètres plus haut sur la pente; et, de jour, tout ce qui dépasse le parapet, même un instant, est implacablement mitraillé. Il faut absolument les relier au boyau central, ne serait-ce que par une piste à peine creusée, où l'on puisse se dissimuler en rampant.

Ayant pris pour points de repère, dans le boyau, une ancienne casemate de 77, et sur le bord de la tranchée, en son milieu, un petit sapin rabougri, j'échelonne -- une pelle, une pioche, une pelle, une pioche  quelques hommes que j'ai fait sortir à grand' peine, épuisés qu'ils sont de fatigue, de faim, de soif.

Mes exhortations, mes explications, puisqu'il s'agit de la vie de leurs camarades et de la leur chaque fois qu'il y aura une liaison à faire, une corvée à exécuter, un blessé à ramener, tout cela n'agit plus sur eux, car ils en sont arrivés à ce point de détresse physique où la crainte de la mort ne fait même plus relever pour un dernier effort l'homme étendu, et déjà plus qu'à demi mort de fatigue. J'ai recours, non sans un scrupule bien compréhensible, à la promesse de la relève, qui m'a d'ailleurs été faite à moi-même, sans que j'y puisse croire et l'espérance l'invincible soif d'illusion, obtient de leur épuisement ce que la vision de la mort n'eût pas obtenu.

Ils se relèvent et se mettent, non sans longues pauses, à pelleter ou à piocher.

Mais combien de fois il m'a fallu en secouer, qui s'étaient rendormis sur place, et une fois, m'étant aplati contre le sol sous la lueur éblouissante et verdâtre d'une fusée, j'ai touché un corps étendu pour l'obliger à se remettre au travail, et je n'ai senti sous la main qu'une chose flasque et sans vie, déjà froide.

 

13 octobre.

Nous devions attaquer ce matin une tranchée dont les zig-zags blanchâtres grimpent le long de la pente opposée du ravin de la Goutte, à moins de quatre cents mètres de nous à vol d'oiseau.

Toute la nuit, les hommes du 228e régiment d'infanterie, qui allaient occuper leurs emplacements, n'ont fait que piétiner dans le passage couvert que j'occupe, tandis que les balles avaient l'air d'entrer par la porte, naturellement tournée vers les Boches, et que les fusées apparaissaient dans son cadre en lueurs d'incendie.

De leur côté, les Boches, qui devaient se douter, rien que par le réglage d'hier de ce qu'on leur préparait, ont travaillé cette nuit, creusé une nouvelle tranchée plus proche, installé des fils de fer et de nouvelles mitrailleuses, qui croisent leurs feux avec ceux de la pente opposée, de sorte que sur cet éperon où nos lignes forment une sorte de potence, nous sommes mitraillés à la fois de face et de flanc.

A peine notre préparation déclenchée, et presque aussitôt arrêtée, l'ordre d'attaque arrive, à M..., dont la compagnie doit partir en première vague. Non sans angoisse, je le vois s'insinuer dans la tranchée de départ. Que va-t-il se passer? Je ne puis bouger de ma place, étant bloqué dans la sape par les sections du 228e.

Nous restons un long moment sans rien savoir, sans rien voir, sans rien entendre d'autre que deux ou trois éclatements au dehors, si proches qu'il me semble impossible que la tranchée ait été épargnée. Les tuyaux les plus effrayants parviennent jusqu'à moi, venus d'on ne sait qui, et je n'y veux pas croire ; mais voilà qu'au tournant du boyau, se frayant à grand'peine un chemin parmi les hommes qui s'aplatissent le plus qu'ils peuvent contre la paroi, deux poilus apparaissent, portant sous les bras et par les jambes un corps gémissant, celui du lieutenant M... S'étant rendu compte que sa compagnie ne pouvait escalader le parapet sans être fauchée tout entière par les mitrailleuses, il a cherché une issue.

Et comme, à un des bouts de la tranchée, au pied d'un calvaire dont la croix dresse encore ses bras rouillés, un boyau délabré s'amorce pour gagner le ravin, il a voulu explorer ce cheminement, et a ordonné que personne ne bougeât avant son retour; mais à peine avait-il soulevé son corps pour se glisser hors de la tranchée, qu'une rafale ajustée l'a plié en deux, le ventre traversé.

C'est ce que m'explique son ordonnance, tandis qu'on l'étend au fond de la sape sur une sorte de bat-flanc. Une piqûre, que lui fait R..., transforme une terrible agonie en une fin tout apaisée. De temps en, temps, il s'élève un râle doux; et cette veillée funèbre, dans cet infâme gourbi où flottent encore les odeurs boches, tandis que l'ordonnance pleure au pied du bat-flanc, et que les bonhommes se taisent, respectueux d'une grave présence, a quelque chose de malgré tout serein et de presque religieux, qui évoque confusément la mort d'un croisé veillé par ses compagnons, d'un croisé de la plus belle croisade, celle où l'on se sacrifie pour empêcher le sacrifice des autres...

 

Jacques MEYER (1915)

 

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